La Roche-sur-Foron (Haute-Savoie),envoyé spécial.
«La Résistance a toujours été debout. De jour comme de nuit.» Dans la solitude des vertiges, il était 16h35 à la grande horloge métronomique du Tour quand la jeune garde pénétra en un lieu de preuves légendaires à forte résonnance historique. Ici, hantés par les armées des ombres, les mots furent autre chose que des formules rhétoriques. Les ascensionnistes, encore traumatisés par leurs efforts monstrueux de la veille dans le col de La Loze, venaient déjà d’enquiller trois «classiques» alpestres, Le Cormet de Roselend (18,6 km à 6,1%, cat. 1), les cols des Saisies (14,6 km à 6,4%, cat. 2) et des Aravis (6,7 km à 7%, cat. 1). Ainsi arrivèrent-ils façon funambules et en pièces détachées dans la montée du Plateau des Glières (6 km à 11,2%, HC), placée à 31,5 kilomètres du but, qui constituait le plateau de Résistance d’une nouvelle journée en enfer: 4600 mètres de dénivelé, le plus important de cette édition.
Le chronicoeur rêva un instant d’une emphase rédigée à l’encre des Illustres. Pas n’importe lesquels. Car le Plateau des Glières, glorieux patrimoine de Haute-Savoie, d’altitude respectable (1433 mètres) et de pentes meurtrières, porte en lui toutes les traces des sacrifices du sang d’autres héros bien plus fondamentaux. Ceux des Résistants, durant l’Occupation, et de leur combat dont le premier écho des Glières ne fut pas celui des explosions, mais celui d’une base d’opération arrière, choisie par les Alliés pour ravitailler les patriotes en armes en raison de sa situation géographique, isolée en comparaison des vallées voisines et totalement dépourvue de voies d’accès. Sur ces terres de cimes se déroula l’une des pages les plus cruelles de la Résistance française. Comme si le vrombissement du Tour lançait un vibrant hommage au martyre des cent vingt-et-un partisans, massacrés en mars 1944 après une massive action militaire engagée par cinq mille soldats allemands, appuyés par les miliciens de Vichy.
Vite embarqués par la course et l’épopée en résistance, nous traversâmes, après la pointe du sommet, le fameux secteur empierré et empoussiéré de 1.800 mètres où, il y a deux ans lors du premier passage de la Grande Boucle, des tractions-avants avaient été ressorties des garages pour accueillir le serpentin du peloton. Du moins ce qu’il en restait. En tête, deux rescapés d’une échappée au long cours, les Ineos Michal Kwiatkowski et Richard Carapaz, s’envolèrent et se disputèrent la victoire à La Roche-sur-Foron, celle-ci revenant au Polonais lors d’un non-sprint de convenance entre équipiers: l’étape au premier, le maillot à pois au second. Derrière, entre les cadors du général, il n’y eut pas vraiment d’explication entre les Slovènes Primoz Roglic et Tadej Pogacar, et le Colombien Miguel Angel Lopez (Astana). Etonnant statu quo, dans l’attente du chrono dans les rampes de La Planche des Belles Filles, samedi.
En passant devant le monument en ciment, œuvre du sculpteur Emile Gilioli dressée depuis 1973 et inaugurée par André Malraux, nous scrutâmes la lettre «V», celle de «victoire», dont une branche apparaît brisée afin de rappeler à tous que cette dernière fut acquise au prix fort. Et nous lûmes cette phrase gravée dans la pierre: «Vivre libre ou mourir.» Sur le Tour comme ailleurs, seuls les asservis disent «oui». Ici, le «Non» des maquisards opposés à la force possède une puissance venue du fond des âges. Ce «non» qui, allez savoir, inspira peut-être un certain Romain Feillu, vieille connaissance du Tour, ancien maillot jaune en 2008 et retiré du cyclisme depuis un an. Notre homme, en trois phrases sur Twitter, est en effet venu appuyer les doutes exprimés par le chronicoeur. Le Français a osé balancer: «Quand je pense que certains s’offusquent qu’un mec de 80 kilos monte les cols plus vite que Pantani… Le maillot magique, Jumbo, les Elephants volants ! Ce n’est pas nouveau, il suffit d’y croire…»
Mais ce n’était pas tout. Suite à cette saillie ironique, Romain Feillu exposa ce qu’il avait sur le cœur dans une interview accordée à Ouest-France. L’ancien coureur de 36 ans n’hésite pas: «Ceux qui connaissent le vélo savent bien que ce n’est pas normal. Un garçon comme Wout Van Aert, un puncheur, un sprinteur, est aussi capable de rouler sur des cols pendant plusieurs minutes et faire exploser tous les grimpeurs. Il y a quelque chose qui ne va pas. Même Chris Froome n’était pas aussi extraordinaire ! Avec le recul que j’ai, je sais bien que lorsqu’une équipe domine à ce point une course, il y a quelque chose derrière… Je me souviens de l’US Postal, de la CSC avec Cancellara et O’Grady dans les cols…» Interrogé sur l’absence de preuves, Feuillu rappelle une évidence: «Par le passé, aussi, on n’avait aucune preuve contre des équipes… Moi, ce que je vois, je le comparerais à un mec qui gagnerait deux fois de suite miraculeusement à la loterie. C’est dingue. Mais en cyclisme, il n’y a pas de hasard, c’est pour ça que je pense qu’il y a anguille sous roche…»
Tout aussi remonté que le chronicoeur, Romain Feillu aimerait que « les gens ouvrent les yeux » et regardent bien les deux Slovènes Roglic et Pogacar: «On sait que c’est un petit pays de deux millions d’habitants, qui arrive tout d’un coup à placer deux coureurs aux deux premières places du Tour! Il faut aussi se souvenir du passé récent en matière de dopage de ce pays.» Ces lourdes insinuations risquent de frapper les intelligences. L’esprit de Résistance, offert sur un plateau...
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 18 septembre 2020.]