Quand on baisse la garde, on se retrouve parfois dans une librairie, à traîner entre les tables. Les plus alertes résistent à la tentation, les autres regrettent d'avoir leur portefeuille à portée de main.
Récemment, dans la librairie de la HAB Galerie (toujours bien achalandée), j'ai résisté. Fièrement, oserais-je préciser: vingt minutes à zieuter lesdites tables, 25 balles de douloureuse. Sagesse. En veillant cependant à quitter les lieux avec une petite réf' de photographe dans la poche, grâce à la consternante méthode de photographier un livre de photos.
Txema Salvans. La p'tite réf' dans la poche. Un photographe espagnol au prénom phonétiquement compliqué pour les non-hispanophones.
Il est un trait commun à ses travaux présentés ci-dessous: il se tient à bonne distance. Pour des raisons autant esthétiques que pratiques.
The waiting game
Nous passons notre temps à attendre, de la vie à la mort et, si on y réfléchit, les moments d'attente sont les mêmes pour tous, c'est seulement le moment de l'action qui diffère, selon que l'on attrape un poisson ou que l'on part avec un client.
C'est une commande d'un hebdo espagnol - un reportage sur la prostitution dans la rue, illégale en Espagne - qui a poussé Txema à prendre la route. Pour s'arrêter là où personne ne s'arrête, sauf les hommes intéressés, évidemment.
Mais, à moins d'une immersion au long cours pour créer un lien avec les protagonistes, immortaliser une dame de petite vertu au bord de la route, c'est... compliqué. Alors il met au point un stratagème: il s'équipe d'un gilet fluo, d'un casque et d'un tripode, pour se faire passer pour un géomètre. Quand il repère un sujet, il se présente, avertit qu'il sera là un moment le temps de faire des relevés, puis s'éloigne à nouveau. Ou comment un gilet jaune fluo permet de devenir invisible.
Là commence le but de la balade: photographier. Trois principes le guident pour chaque prise de vue:
-
La distance
Les images n'ont d'intérêt que parce qu'elles sont prises à bonne distance. Le "décor" donne sa force à chaque image, souligne la solitude, contextualise l'attente. Cette distance permet également de ne pas rendre identifiable la femme photographiée. -
La lumière
Ni glamour, ni douce.Écrasante. Elle est le reflet du cagnard espagnol. -
Le moment
Il ne se passerien. Oui, tout le monde sait ce que chaque femme attend. Mais à l'image, elles ne font que ça - attendre.
Cette série de clichés va lui demander huit ans. Parce que rouler au hasard sur le réseau routier secondaire prend du temps, parce qu'il faut bien bouffer et faire d'autres trucs entre ces errances. Peut-être, aussi, parce que trouver la bonne distance demande du temps.
Quelques années plus tard, Txema a refait une série sur l'attente, cette fois-ci avec des pêcheurs.
On survole les photos rapidement, pensant qu'elles sont toutes les mêmes. Mais c'est bien l'accumulation qui donne sa valeur à l'ensemble.
Perfect day
Et l'Eden fut anéanti. Le soleil tape, le monoï sent le monoï. Mais le bitume et le béton puent, quoi qu'on fasse. En faire abstraction relève de l'acte de foi.
Dans la dernière série en date du photographe, l'environnement a quelque chose de plus... brutal. Ici, la distance joue un rôle légèrement différent: elle permet de voir ce que les sujets, eux, ne veulent pas voir; elle souligne le bizarre des lieux, la violence de l'urbanisme, la nature relayée au rang d'accessoire ou de dépotoir. La Terre est un cadeau qu'on a pris plaisir à flinguer.
NdA: en relisant ce billet, je réalise que le stratagème de Salvans pour la série The waiting game (se faire passer pour un géomètre) est aux antipodes de la démarche de Lee Jeffries, qui a photographié des années durant des SDF de très près. Jeffries voulait faire des portraits, parce que les visages racontent des putains d'histoires. Et créait un lien fort à chacune de ses rencontres.