ON N’EN VEUT JAMAIS A SON AMI SPIRITUEL QUE D’ETRE SON AMI SPIRITUEL
Alors que comme souvent il méditait sur la relation à son Ami spirituel, quelque chose lui était apparu avec un parfum d’évidence : il n’en avait jamais voulu à son ami spirituel que d’être cela, précisément, son ami spirituel, et en tant que tel le miroir de son moi affolé. Comme tous les élèves de tous les temps et sous toutes les latitudes, il s’était parfois senti incompris, injustement traité, avait piétiné dans son incompréhension, parfois sa rage et le déchirement que ces émotions suscitaient en lui.L’évidence qui lui était apparue en examinant des décennies de relation (non interrompues par la mort physique de l’Ami spirituel) pouvait se formuler ainsi : il n’en avait jamais voulu à son Ami spirituel que d’être ce qu’il était : un miroir du réel ; non du réel « en général » mais du réel le concernant lui, autrement dit de sa réalité ; un projecteur braqué sur ce qui en lui (« moi ») était « en trop », ce qui relevait du « masque », du « faux », de l’ego du mental ; ce qui était donc appelé à disparaître. Il ne lui en avait jamais voulu que d’être, précisément, un Ami spirituel, son Ami spirituel, le révélateur, non seulement de sa vérité intrinsèque mais surtout de la fausseté recouvrant cette vérité ; laquelle vérité ne saurait se révéler tant qu’elle demeurait recouverte. Il ne lui en avait jamais voulu que d’être cet irritant, que d’incarner cette fonction, la fonction qu’il lui avait pourtant demandé d’exercer à son égard. Il ne lui en avait jamais voulu que de jouer sans faillir et avec constance le rôle que, dans son inconscience mêlée d’innocence, il l’avait spécifiquement prié de jouer pour lui. Au fur et à mesure que son engagement sur la voie avait mûri, l’Ami spirituel était devenu un mur contre lequel venaient buter, parfois se fracasser brutalement, chacune de ses prétentions, chacun de ses faux semblants, chacun de ses mensonges, chaque morceau de sa carapace. Au fur et à mesure que son cheminement se poursuivait, l’Ami spirituel était devenu un miroir grossissant en lequel lui étaient impitoyablement reflétées chacune de ses gesticulations, de ses postures, de ses attitudes, de ses stratégies d’évitement de sa propre dignité. Il avait réalisé que l’Ami spirituel n’y pouvait rien, que cela n’avait rien de personnel, que la plupart du temps sans doute il ne le décidait pas, que parfois même cela devait se faire à son insu. En tant que serviteur du réel, d’instrument consacré, il n’avait pas le choix. Cela se faisait parce que cela devait se faire, à travers lui, libre ensuite à l’élève de l’accueillir ou de se crisper encore davantage et donc de prolonger ses souffrances. Il avait réalisé que tout Ami spirituel authentique, ne pouvait qu’être facteur de souffrance pour l’élève, ou plutôt pour ce qui en l’élève refuse encore de rendre les armes. Que c’était ainsi et que cela serait toujours ainsi. Et dans le même temps, il avait réalisé l’erreur fondamentale consistant à recycler ce processus dans une histoire linéaire, à tenter de le faire rentrer dans une boîte psycho-relationnelle , à réduire ce grand jeu à de petites anecdotes. Il avait réalisé que les raisons rationnelles et historiques qu’il pouvait nourrir d’en vouloir à son Ami spirituel n’étaient que des prétextes, des trompe l’œil, des leurres détournant son attention de ce qui se jouait réellement. En tant qu’être humain, son Ami spirituel était il infaillible, dépourvu de toute aspérité, était-il toujours à l’abri de la moindre maladresse, d’un éventuel malentendu, d’une possible erreur d’interprétation ou de compréhension des informations qui lui étaient communiquées ? Sans doute pas. Et cependant, là n’était pas, là n’avait jamais été, là ne serait jamais la question. Et s’il y avait malentendu, c’était bien là qu’il se situait.Son Ami spirituel était-il, oui ou non, un serviteur, un être humain certes humain mais dont l’humanité était consacrée au Plus Grand ? Oui, « consacrée » et « au service », pas seulement porteuse et témoin d’une expérience d’ « éveil » ? Était-il un serviteur intègre du « réveil » de chacun dans la texture du quotidien endormi ? Si oui, l’histoire de leur relation avec ses hauts, ses bas, ses mouvements et fluctuations n’était elle même lisible et intelligible qu’à la lumière de cette consécration, de leur consécration mutuelle : celle de l’Ami, non changeante, et la sienne , vacillante et résistante, toutes deux vouées à se fondre.
Oui, il avait réalisé qu’il n’en avait jamais voulu à son Ami que de ses propres résistances et que le piège diabolique consistait à se focaliser sur l’histoire d’une longue relation entre deux individus différents plutôt que sur le contexte essentiel et universel hors duquel la rencontre de ces deux individus perdait son sens et son fondement. Il n’en avait jamais voulu à son Ami spirituel que de persister à lui pointer, directement ou indirectement, ce qui voilait sa liberté, la liberté de la personne qu’il était à se muer en parfait serviteur. « L’esclavage complet est la liberté parfaite ». Tant que subsisterait en cette forme un iota de faux, un morceau de masque, une miette de prétention, un semblant de posture, l’Ami spirituel serait là d’une manière ou d’une autre pour le lui pointer. Et sa souffrance serait à l’exacte mesure de sa résistance. Elle durerait autant que son incapacité à se rendre à ce qui lui était demandé, conformément à ce qu il avait prétendu demander. Il avait réalisé cela, que pourtant il « savait », qu’on lui avait dit et que lui même avait sans doute pu dire. Et il avait remercié son Ami spirituel de s’être lui même rendu ; et il l’avait prié de bien vouloir continuer, sachant qu’il le ferait, selon l’ordre des choses.Gilles Farcet*************