Un emplacement privilégié pour l’apparition théâtrale de la Mort : le revers d’un volet de diptyque ou de triptyque.
La formule de loin la plus courante est celle du diptyque accroché au mur, dans lequel la figure macabre se trouve au revers du panneau mobile et forme couvercle lorsque le diptyque est fermé.
Diptyques conjugaux
Commençons par les diptyques conjugaux dont un portraitiste célèbre, Barthel Bruyn l’Ancien, s’est fait une spécialité : l’abondance de crânes marque le moment où la formule perd son caractère expérimental et individuel, et devient un supplément courant plutôt qu’une preuve de particulière piété.
Barthel Bruyn l’Ancien, collection privée
Dans ce tout premier diptyque conjugal de Barthel Bruyn l’Ancien, les deux portraits sont sur fond sombre, l’homme tenant une orange et la femme un oeillet.
Revers du portrait féminin
Au revers du portrait féminin, une mouche est posée sur le crâne.
Barthel Bruyn l’Ancien, 1524
Ce diptyque du réformateur anabaptiste et de son épouse a été réalisé une année après leur mariage. Au revers du panneau féminin figure une nature morte très célèbre.
Le panonceau porte une devise attribuée à Lucrèce :
Tout se disperse avec la mort, Mort, dernière ligne de tout
OMNIA CADUT MORS ULTIMA LINIA RERUM
ULTIMA LINIA RERUM (SCOOP !)
Le mot ULTIMA est illustré par la dernière dent, la dernière touffe de cheveu, le dernier filet de fumée qui s’échappe de la bougie…
… et la dernière ligne de calligraphie, interrompue au milieu.
Mis à part ce diptyque, les autres revers macabres de Bruyn seront très stéréréotypés : une tête de mort sans mâchoire inférieure, est posée au-dessus d’un écriteau dont le texte, au choix du client, représente en quelque sorte ce qu’elle ne peut plus dire. Elle occupe complètement une niche en arc de cercle, dont la rotondité épouse la voûte crânienne. Ainsi la niche n’est plus seulement un trompe-l’oeil imitant le mur d’un ossuaire : elle devient une métaphore du crâne, et nous fait comprendre que celui-ci n’est également qu’un récipient de pierre anonyme. Toute ce qui fait l’individu est, comme le papier, périssable.
Portrait de Gerhard et Anna Pilgrum
Barthel Bruyn l’Ancien, 1528, Wallraf-Richartz-Museum, Köln [2]
Chaque époux a en main un chapelet portant un pomander ou pomme de senteur (Bisamäpfel) , sphère ouvragée contenant des parfums.
Verso du volet féminin
L’écho de la pomme
L’écriteau porte un texte de Job, qui relie peut-être la « pomme de senteur » avec celle qui a causé les malheurs de l’humanité :
« L’homme né de la femme vit peu de jours, et il est rassasié de misères. Comme la fleur, il naît, et on le coupe; il fuit comme l’ombre, sans s’arrêter. »
(Job, 14: 1-2)
homo natus de muliere brevi vivens tempore repletus multis miseriis, quasi flos egreditur et conteritur et fugit velut umbra et numquam in eodem statu permanet
Porteuse de mort
Chez Bruyn, c’est toujours le volet de droite qui porte le crâne au revers. C’est aussi le volet mobile, et celui du portrait féminin (à cause de l’ordre héraldique, voir Pendants solo : mari – épouse). Ainsi se crée mécaniquement une association entre la femme et le crâne : c’est elle qui, littéralement, porte la Mort dans le couple.
Alors que dans un panneau individuel, le crâne est celui du portraituré (effet travelling), dans un diptyque de couple il tend à représenter la Mort en général, à la fois dans un Futur immédiat et dans le Passé le plus lointain.
La fermeture et l’ouverture du diptyque, faisant succéder l’os à la chair et la chair à l’os, permettent de s’accoutumer, à domicile, à la Mort et à la Résurrection.
L’ombre qui parle
C’est peut être la phrase « il fuit comme l’ombre, sans s’arrêter » qui explique l’éclairage très élaboré du diptyque : l’homme (diptyque ouvert) et le crâne (diptyque fermé) sont éclairés, dans le sens habituel de la lecture, par la même source en haut à gauche : et la femme par une lumière « gauchère », contradictoire. Ces deux sources de lumière opposées ont pour effet de faire se rapprocher les deux ombres, comme si les deux époux se rejoignaient dans la Mort que la faute d’Eve a causée.
Dans tous les autres diptyques conjugaux de Bruyn les lumières sont parallèles, et viennent presque toujours du haut à gauche. En voici un exemple (sans revers macabre) :
Portrait d’un couple de la famille Weinsberg
Barthel Bruyn l’Ancien, 1538-1539, Collection Thyssen-Bornemisza
Revers d’un portrait féminin
Barthel Bruyn l’Ancien, 1530, localisation inconnue
Diptyque conjugal avec homme tenant un billet et femme un oeillet.
Revers :
Bientôt nous allons mourir et aussitôt sous terre pourrir
Mox morimur et quali /ante dilabimur in terra
Revers d’un portrait féminin
Barthel Bruyn l’Ancien, 1531, Schloss Schwarzenraben
Diptyque conjugal avec homme tenant un gant et femme un pomander
Revers :
Sur le parchemin :
Il n’y a pas de protection contre la mort. Vis jusqu’à ce que tu meures. Voyr den doyt en ys geyn schylt, dar u lebt als yu sterwe wilt
Sur le bandeau du bas :
La vie de l’homme est comme une fleur verdoyante dans un jardin, se levant au lever du soleil et se couchant à son coucher.
Vita quid est hominis viridanus / Flosculus horti, sole oriente / Oriens sole cadente cadens
Portrait d’un couple bourgeois
Barthel Bruyn l’Ancien, 1534, collection particulière
Ce diptyque fait exception car les trois panneaux sont éclairés du haut à droite. Peut-être Bruyn a-t-il tenu compte, lors de la commande, de l’emplacement d’accrochage ?
Ici encore, chaque époux a en main un chapelet portant un pomander, dont c’est sans doute la fonction de protection contre les maladies qu’il faut relever ici.
Verso du volet féminin
Car l’inscription du verso dément immédiatement ce pouvoir :
Il n’y a pas de protection contre la mort. Vis jusqu’à ce que tu meures.
Voyr den doyt en ys geyn schylt, dar u lebt als yu sterwe wilt
Verso d’un portrait perdu
Barthel Bruyn l’Ancien, Ermitage, Saint Petersbourg
Un verso pratiquement identique, mais dont le recto a été perdu, est conservé à l’Ermitage.
Johannes et Maria Pastoir, revers du portrait féminin .
Barthel Bruyn l’Ancien, 1544, Rheinisches Landesmuseum Bonn
Diptyque conjugal avec homme tenant un gant et femme un oeillet.
La devise sur le parchemin est ce que dit le crâne au jeune enfant qu s’endort en le prenant pour coussin :
Moi aujourd’hui, Toi demain
Hodie mihi / Cras tibi
Barthel Bruyn l’Ancien, 1535-55, collection Richard Harris
Le texte du verso emprunte à deux sources distinctes :
Qu’as tu à coeur, homme mortel, homme orgueilleux,
Quand tous les jours je prends les jeunes, comme les vieux
[3]
Quid tibi mortalis cordi est homo , quidne superbis
Cum capiam juvenes, quotidie atque senes.
Souviens-toi que tu seras poussière et (mangée) par les vers
Toi gelée et pourrie quand tu seras en terre.
Alain de Lille, Liber Parabolarum [4]
Esto memor quod pulvis eris,& vermibus.
Tu gelida putris quando jacebis humo.
Revers d’un portrait masculin
Cercle de Barthel Bruyn l’Ancien, 1540-50, Jagdschloss Grunewald Berlin
Portrait simple d’un homme tête nue, un bonnet à la main
Revers : Une mouche est posée sur le crâne.
Inscription :
L’homme est de la terre et sera détruit
Sa forme aimable ne dure pas longtemps
DER MYNSCH is erd und wyrd verzert. /
Lieflich gestalt nyer lang en wert
Portrait d’homme tenant un œillet et un gant
Barthel Bruyn l’Ancien, première moitié XVIe, Palais des Beaux Arts, Lille.
Ce gentilhomme, dont la blason n’a pas été identifié, tient en main un oeillet rouge : dans les pays germaniques, l’époux recherchait cette fleur, gage de virginité, sous les vêtements de son épouse. Celle-ci devait donc figurer à sa place traditionnelle, dans le volet droit aujourd’hui perdu ce ce diptyque de mariage
Le revers du portrait masculin montre un crâne avec un fémur, dépourvu de toute inscription.
Revers d’un triptyque, Louvre
Peut-être s’agissait-il d’un triptyque comme celui-ci, dont l’avers a été perdu.
Diptyques conjugaux : autres artistes
Portrait d’homme,
Attribué à Pieter Gerritsz, vers 1520, Städlisches Museum Simeonstift, Trèves
Il s’agit ici encore d’une moitié de diptyque (ou de triptyque ?) où le crâne se trouve du côté masculin, avec « effet travelling ». L’inscription du revers est une partie de la devise latine ci-dessous :
Vis, pense à la mort, l’heure fuit
Vive, memor lethi, fugit hora
La même devise tripartite apparaît dans un autre portrait de Bruyn, voir La mort dissimulée (1/2) : par derrière
Portrait de Adriaen van den Broucke, dit Musch, Seigneur de Wildert et de son épouse Catharina Vrancx
Anonyme, 1500-1550, Stedelijk Museum Het Prinsenhof
Delft
Revers du panneau masculin
Le revers du portrait masculin montre encore un crâne et un fémur, avec une inscription que je n’ai pas pu déchiffrer :
Portrait de Jacob Schwytzer et son épouse Elsbeth Lochmann
Tobias Stimmer, 1564 , Bale Kunstmuseum
Le panneau féminin était fixe et accroché au mur. Au revers du portrait masculin était figurée la mort tenant un sablier (aujourd’hui disparue), avec dans une banderole au dessus un poème en gothique exprimant que tout est poussière et qu’il faut espérer le séjour des Cieux.
Portraits de Heinrich Peyer et Barbara Schobinger, Abel et Tobias Stimmer,1566, détruit en 1944, anciennement au musée Allerheiligen, Schaffhouse ([5]; p 201)
Au revers du portrait de Barbara, 36 ans, une femme nue tient de la main gauche une horloge et touche de la main droite un crâne posé de face sur un guéridon. Le vase de fleurs fait écho à la petite fleur que tient Barbara au recto.L’inscription est la suivante :
« Rien n’est moins sûr que l’heure ».
Au revers de celui de Heinrich, 43 ans, un enfant assis par terre s’appuie du bras droit sur un crâne posé de profil, en tenant une pomme de la main gauche. L’inscription complète l’autre :
« Rien n’est plus sûr que la Mort ».
Par rapport aux squelettes culpabilisants du siècle précédent, les allégories du revers ont pratiquement perdu tout lien avec le Péché Originel : les fleurs et le fruit sont avant tout des symboles de fugacité et les scènes se réfèrent à l’activité emblématique de chaque sexe :
- pour l’épouse embellir la maison (même si la beauté se fane) ;
- pour l’homme faire des enfants (même si le fruit périt).
Portrait d homme (autrefois dit de Richard Hooker), Anonyme, vers 1550, National Portrait Gallery
On ne sait pas grand chose sur ce portrait et son étonnant revers, avec son cadavre non pas inerte, mais en train de ressusciter. Il ne s’agit pas d’un panneau remployé (les deux faces ont été peintes en même temps) mais probablement du volet d’un retable privé, qui a de plus perdu une bande sur la droite [6]
De ce fait, au revers, seul le début du texte en hollandais a été conservée :
O HERE (O Dieu
ŇS INI (Notre -)
MET VWĒ (avec toi)
Le texte latin du cartouche,extrait du 112eme psaume, devait se poursuivre sur l’autre panneau :
je ne mourrai pas / mais je vivrai
NON MORIAR / SED VIVAM
Une reconstitution possible (SCOOP !)
La position de l’homme, à gauche, est la position normale du mari dans un diptyque conjugal. De plus, le fait que le buste barbu du recto et le corps barbu du verso regardent dans des directions opposées suggère fortement un dispositif « en médaille », dans laquelle les deux faces illustrent la même personne, dans le réel et dans l’idéal : soit, ici, vivante et ressuscitée.
Vu l’emplacement du point de fuite, il est fort probable que les revers étaient symétriques et que l’autre représentait l’épouse elle-aussi en train de ressusciter. Son dos un peu trop dénudé aurait pu lui valoir de disparaître, à une époque plus prude.
Diptyques de dévotion
Dans ce type de diptyque, un donateur est en prière face à une figure sacrée qui occupe en général la place d’honneur, sur le volet gauche (voir 3.1 Le diptyque de Marteen).
Du coup le crâne se retrouve mécaniquement au revers du donateur, comme une évocation de sa propre fin. Quelquefois, elle se décale au revers de l’image sainte, lorsque c’est le blason du donateur qui se trouve sur son revers.
Maître de la Légende de Sainte Ursule, 1480, Mintmuseum, Charlotte
Ce panneau formait le volet gauche d’un diptyque de dévotion. Le donateur regarde vers la droite (où se trouvait probablement la Madone) tandis qu’au revers, le crâne en grisaille regarde vers la gauche : il s’agit donc bien de son propre crâne, montré par l’effet « travelling ».
On comprend dès lors cet avertissement bien senti sur la vanité de la gloire :
Pourquoi, homme mortel, hausse-tu la tête, puisque tu mourras et seras chauve comme ce crâne.
Cur homo mortalis caput extruis at morieres en vertex talis sit modo calvus erit
On ignore en revanche pourquoi certaines lettres sont en rouge (CAPETRUSTOEN) : peut être l’anagramme du nom du donateur.
L’iconographie complexe de ce diptyque ne peut être comprise que si on le voit en mouvement, en train de s’ouvrir ou de se fermer.
Voir 2 Le diptyque de Jean et Véronique pour comprendre, notamment, pourquoi le crâne de trouve au revers de l’image sainte.
Vierge à l’enfant allaitante, et portrait du moine chartreux Wilem Van Bibaut
Maître de la Légende de Marie-Madeleine, vers 1523, collection privée
L’analyse des bois (chêne pour la Vierge, noyer pour le portrait) suggère que le diptyque a été recomposé à partie de deux autres (ce qui explique pourquoi seul le revers du portrait est peint, ce qui est anormal pour un diptyque de dévotion portatif).
Ce revers expose les Cinq plaies du Christ (mains, pieds et coeur représentant le coup de lance), une dévotion courante à l’époque et pas spécifiquement monastique. Le calice a pu être ajouté en écho au panneau de la Vierge, pour opposer le sang au lait. De même, l’emplacement du crâne d’Adam en bas à gauche (la direction vers laquelle regarde l’Enfant) suggère que le revers a été conçu en tenant compte de la superposition des panneaux : fermer le diptyque, c’est clore l’histoire, et faire coïncider la Passion avec l’Enfance.
Diptyque de Peter Ulner
Barthel Bruyn le Jeune, 1560, Provinzial Museum Bonn
A la confession inscrite sur le cadre de Peter :
« Pieux je ne suis, ce dont je souffre. j’avoue mon péché, je cherche la Grâce dans le temps.
Au Christ je crois, serviteur inutile. Seul son sang me rend juste. »
répond l’Inscription sur le cadre du Christ :
« Mais toi, tu m’as été à charge par tes péchés, tu m’as fatigué par tes iniquités. C’est moi, c’est moi qui efface tes fautes pour l’amour de moi, et je ne me souviendrai plus de tes péchés ». Isaïe, 43, 23-24.
.
Revers du volet du Christ
Le fils de Barthel Bruyn reprend la tradition familiale du revers avec crâne. Celui-ci a été largement repeint et complété au XVIIème siècle pour en faire une véritable nature morte : entre la bougie éteinte et le sablier (deux images du temps écoulé), le crâne avec ses deux orbites vides rivalise avec la coquille et ses deux bulles de savon, globes éphémères incapables de remplacer les yeux absents.
Les revers macabres de Jan Provoost
Saint Nicolas avec un donateur, Sainte Godelieve avec son épouse
Jan Proovost, vers 1515, Groeninge Museum, Bruges
On a perdu le panneau central de ce triptyque, probablement une Madone comme dans le triptyque postérieur que nous analyserons un peu plus loin. Les paysages à l’arrière-plan montrent des épisodes de la vie des deux patrons :
- Saint Nicolas convainc les matelots de lui laisser un peu de blé (à leur arrivée à bon port, il leur en restera miraculeusement autant qu’avant) ; le port est celui d’Anvers, avec la cathédrale Notre Dame en construction ;
- Sainte Godelieve étranglée par les deux serviteurs de son mari.
L’avare et la mort (revers)
Le revers montre un memento mori dont le sens précis n’est pas connu (le texte du livre, surchargés de blanc, es- devenu indéchiffrable, celui du billet n’est que partiellement lisible [7])
L’idée générale semble être que le banquier a vendu son âme à la mort. Les trois index tendus ponctuent l’histoire :
- celui du banquier montre le livre où il a noté la transaction ;
- celui de la Mort montre la reconnaissance de dettes qu’il lui tend ;
- celui du troisième homme (un autoportrait du peintre ?) lui intime d’interrompre son geste : la Mort n’a pas encore fini de déposer sur la table les pièces qu’elle cache dans sa main.
Il reste dans le tableau des subtilités qui nous échappent : sac de pièces d’argent s’opposant aux pièces en or, figure en croix que forment les pièces sur la table.
Diptyque avec Christ portant sa croix et un frère mineur
Jan Provoost, 1522, SintJanshospitaal, Bruges
Un frère franciscain joint les mains, en contemplation et en imitation du Christ aux outrages, sur la gauche duquel on voit les visages en pleurs de Saint Jean et de la Vierge Marie.
L’inscription du haut contient un rébus et un jeu de mots en latin:
La <corde> de François a tiré à lui
de nombreux <coeurs>.
FRANCISCI <chorda > TRAXIT
AD SE PLURIMA <corda>
La corde invisible (SCOOP !)
Cette corde franciscaine est également celle qui, liant les mains de Jésus, tire par un lien invisible les mains jointes du frère mineur.
Le crâne et son rébus (SCOOP ! )
Au revers de son portrait, son crâne (toujours l’effet travelling) contemple la plaque de porphyre rouge et noir qui matérialise les douleurs de Jésus.
Voici une nouvelle interprétation du rébus très énigmatique qui entoure le crâne :
La clé d’ut suivie d’un bémol, en haut à droite, doit se lire comme une clé de sol. Le crâne fait partie du rébus et remplace le mot Mort (tout comme la corde et les coeurs complétaient complétaient la phrase du recto). Ce qui donne :
« Il m’est amer de penser à la mort, il est bon de penser à moi (de se souvenir de moi) ».
On peut imaginer que celui qui parle est Jésus : la première phrase fait parler le panneau de gauche (la Passion), la seconde celui de droite (la Consolation).
Vierge à l’Enfant entre Saint Bernard et saint Benoît , Saint Jean Baptiste avec un donateur, Sainte Marthe avec son épouse
Jan Provoost, vers 1525, Royal Collection Trust
Pour la question des donateurs dans les triptyques flamands, voir 6-7 …dans les Pays du Nord. C’est ici le revers qui nous intéresse.
Dans ce memento mori, un banquier tout à fait semblable à celui du triptyque de 1515 fait avec sa main droite des calculs à l’aide de jetons en cuivre, tout en élevant de la gauche un crâne au niveau de sa tête. Un sac d’or à gauche du crâne donne l’illusion d’une épaule : comme si la Mort en personne s’était assise en face de lui.
Trois optiques différentes (SCOOP !)
Originellement, le banquier portait des lunettes, soulignant sa courte vue [8] ; à l’opposé, le flacon d’eau pure à côté du crâne symbolise la lucidité. Au centre, le disque rouge presque complètement occulté par la cadre est un miroir dans lequel le spectateur est invité à se contempler en vérité.
De part et d’autre, la gravure de saint Hubert et le tableau de change illustrent deux types opposés de conversion : celle de l’âme et celle de l’argent.
Jan Provoost, Musée des Beaux Arts de Valenciennes [9]
Ce panneau, retrouvé par hasard dans un confessionnal, formait certainement le volet mobile d’un diptyque. Le vers inscrit sur le phylactère (sélectionné dans un texte plus long qu’on retrouve dans d’autres épitaphes [10]) suggère que le panneau fixe représentait le Christ :
Donne à tous le repos, mon Dieu, à ceux enterrés ici et ailleurs,
pour qu’ils soient en repos grâce à tes cinq blessures.
Da requiem cunctis Deus hic et ubique sepultis,
Ut Sint in requie propter tu vulnera quinque.
Le donateur est un chanoine inconnu, la palme le désigne comme ayant effectué le pèlerinage en Terre Sainte. Sa physionomie est la même que celle du gisant, allongé sur une natte formant oreiller.
Il serait logique que l’ouverture du diptyque fasse apparaître un Christ ressuscité, prié par le chanoine lui aussi ressuscité, par le miracle de la peinture.
Triptyques de dévotion
Triptyque Braque, Rogier van der Weyden, vers 1452, Louvre, Paris
Ce triptyque de dévotion privée fut commandé par Catherine de Brabant en mémoire de son époux, Jehan Braque de Tournai, brutalement décédé en 1452.
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Le crâne
Le panneau de gauche constitue un des tous premiers exemples de représentation d’un crâne comme sujet d’un revers, et pourrait être, selon Charles Sterling, le précurseur du genre de la Vanité [11] : ce que confirment, en haut et en bas du panneau, les paroles inscrites en caractères comme gravés dans la pierre :
« Regardez-vous ici, orgueilleux et avares. Mon corps fut beau, il est désormais la nourriture des vers. »
« Mires vous ci orgueilleux et avers. Mon corps fu beaux ore est viande a [vers] »
Dans cette toute première occurrence, le statut du crâne pose problème :
- s’agit-il de celui du défunt , comme le laissent penser les armoiries de la famille Braque et le fait qu’il soit situé au revers du panneau de son saint patron, Saint Jean Baptiste ?
- s’agit-il d’un Mort générique, qui interpelle le passant avec les paroles gravées comme sur une tombe ?
- s’agit-il du crâne d’Adam, qui complète la croix du panneau de droite ?
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La brique
Selon l’interprétation retenue, on verra donc dans la brique brisée :
- le symbole de la fin de toute dynastie, à l’attention des descendants de Jean Braque ;
- un avertissement général sur le chute de toute construction humaine ;
- une allusion au rocher du Golgotha.
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Le panneau droit et la croix
La croix porte une inscription latine tirée de l’Ecclésiaste (XLI, 1-2) :
Ô mort, que ton souvenir est amer à l’homme juste et qui vit en paix au sein de ses richesses, à l’homme exempt de soucis et qui prospère en tout, et qui est encore en état de goûter le plaisir de la table.
Ecclesiaste 41
O mors quam amara est memoria tua homin(i)iusto et pacem habente in substanciis suis viro quieto et cuius die directe sunt in omnibus et ad huc valenti accipere cibum. Eccl. xli.
Cette croix remplie de regrets peut être considérée comme représentant Catherine elle-même, d’autant que les armoiries de Brabant, en bas à droite de l’écu, comportent la même croix ancrée.
Van der Weyden aurait donc utilisé la latéralité habituelle des calvaires (où Marie-Madeleine la pécheresse est le plus souvent placée du mauvais côté de Jésus) pour faire du triptyque refermé un des tous premiers exemples de diptyque conjugal posthume avec, sous forme d’emblèmes, le défunt mari à gauche et sa veuve inconsolable à droite.
Triptyque avec St Jean Baptiste, St Jérôme et St Antoine, après 1496, Suermondt-Ludwig-Museum, Aachen
Le recto associe trois saints connus pour leur vie ascétique dans le désert, chacun accompagné de son animal-fétiche : l’agneau, le lion et le cochon.
A noter plusieurs détails amusants :
- à gauche le sous-vêtement en fourrure qui dépasse en une sorte de queue ;
- au centre le tronc étêté servant de portemanteau, et dont la branche en Y fait écho aux bras du Christ ;
- à droite le petit démon voleur de calice.
Une fois fermé, le revers montre Moïse tenant les tables de la Loi au dessus d’un cadavre enveloppé dans son suaire.
Ouvrir le triptyque, c’est passer du monde de l’Ancien Testament, en grisaille et marqué par la mort,
à celui du Nouveau, coloré par l’espérance.
Triptyque de la Crucifixion avec les donateurs Nikolaus Humbracht et Greda Brun, Meister von Frankfurt, 1504, Städel Museum, Francfort
Revers
Même dispositif avec un gisant sur le revers. Il n’y plus d’allusion à l’Ancien Testament mais une simple exhortation à penser à la mort : COGITA + MORI.
Au-dessus, une longue banderole porte le distique suivant :
Vous qui passez, je demande que vous vous souveniez de nous :
ce que nous sommes vous le serez,
nous fûmes tantôt ce que vous êtes.
VOS + QVI + TRANCITIS + NOSTRE + MEMORES + ROGO + SITIS
QVOD + SVMVS + HOC + ERITIS + FVIMVS +
QVANDOQVE + QVOD + ESTIS +
Fresque de la Trinité
Masaccio, 1426-28, Santa Maria Novella, Florence
La composition s’inspire clairement de la fresque de Masaccio, dont l’histoire est assez mouvementée : cachée en 1568 par un autel de Vasari, elle fut redécouverte et transposée sur toile en deux temps : le haut en 1860 et le gisant en 1950 seulement. A l’origine, un autel en bois à deux colonnes faisait saillie au dessus de celui-ci, accentuant l’effet de crypte.[12]
Au dessus du squelette est inscrite la même maxime en italien :
« Io fui gia quel che voi siete e quel ch’io sono voi ancor sarete ».
Sous diverses formes, cette maxime servait déjà comme épitaphe à l’époque romaine [13]. Il s’agirait d’un chant spartiate compris dans un tout autre sens : la continuité de la patrie. Mais je n’ai pu retrouver la source de cette assertion de Renan, dans sa célèbre conférence, de 1882 « Qu’est ce qu’une nation ».
https://books.google.fr/books?id=7NfODFURNjkC&pg=PA593&dq=gelida+putris&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiH48q0iPXcAhWwzYUKHZE5CW0Q6AEIVTAI#v=snippet&q=gelida&f=false [5] Marianne Bournet-Bacot, Le portrait de couple en Allemagne à la Renaissance, 2015 [6] https://www.npg.org.uk/research/programmes/making-art-in-tudor-britain/case-studies/hidden-unseen-paintings-beneath-tudor-portraits [7] Il nomme cependant le banquier comme étant Jan Lanckart (un homme connu pour avoir vendu son âme au diable) et insiste sur le geste des doigts :
« Ic Jan Labnckart kenne ontfaen / hebben van Leunis papp … / van Sarck ronddragen…/ offremits XLB … daat / zoe est ghewyst wel vernoughet / toirc. / van desen / by my lanckart » [8] https://www.rct.uk/collection/405816/triptych-virgin-and-child-with-saints-and-donors [9] http://moteur.musenor.com/application/moteur_recherche/consultationOeuvre.aspx?idOeuvre=393857 [10] ] Reinhard Lamp, « Florilegium: Four Sepulchral Brasses to Civilians John Asger (senior), d. 27.2.1436″, Norwich, NorfolkPegasus-Onlinezeitschrift XIV (2014), Heft 1 http://www.pegasus-onlinezeitschrift.de/2014_1/pegasus_2014-1_lamp-en_druck.pdf [11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Triptyque_Braque [12] https://en.wikipedia.org/wiki/Holy_Trinity_(Masaccio) [13] « The Epitaph of Alcuin: A Model of Carolingian Epigraphy » Luitpold Wallach, Speculum, Vol. 30, No. 3 (Jul., 1955), pp. 367-373 https://www.jstor.org/stable/2848075