D’autres procédés ingénieux pour faire surgir le crâne sans l’exhiber…
Le crâne sous le manteau
Cette manière de dissimuler le crâne apparaît fugitivement et mystérieusement vers 1520
Portrait d’un jeune homme avec un crâne
Lucas de Leyde, vers 1519
Portrait de Lucas de Leyde, Hondius, vers 1610
La formule est probablement inventée par Lucas de Leyde, en tout cas on n’en connaît pas d’antécédent. Le fait que Hondius ait repris plus tard la gravure pour un portrait de Lucas de Leyde ne prouve pas qu’il s’agisse au départ d’un autoportrait : on remarque qu’il a supprimé au passage les plumes démésurées.
Portrait d’un jeune homme
Lucas de Leyde, dessin, collection privée
Comparée à ce dessin, l’intention caricaturale de la gravure semble évidente : le jeune élégant montre le crâne chauve dans une dérision inconsciente de sa propre exubérance capillaire. L’idée est très probablement de transposer au masculin la Vanité déjà bien établie de la coquette au squelette : tandis que celle-ci ne voit pas le crâne que le spectateur voit, c’est ici l’élégant qui montre, tout en le cachant, le crâne qu’il a eu l‘audace de dérober.
L’image est donc instable : la caricature du jeune arrogant qui se vante de maîtriser la mort glisse facilement en un éloge de la lucidité, le spectateur étant mis en situation de complice, capable de voir lui-aussi la vérité des choses.
Portrait d’un jeune homme tenant un memento mori
Attr à Jan Jansz. Mostaert, vers 1525, collection privée
Ainsi c’est sans aucune intention ironique que la gravure est reprise dans ce tableau d’un jeune homme sage : la violette posée sur le parapet dit son humilité et le crâne transformé en objet d’art portant la devise « Nil certius (rien de certain) » trône sous les gibets et les bateaux fragiles.
L’image de la main demi-gantée est peut-être une transposition du manteau de Lucas de Leyde : il est bon de montrer la Mort à distance, mais il faut se garder de la toucher directement.
Autoportrait
Jacob Binck, après 1520
C’est également l’option valorisante que choisit Jacob Blinck dans cet autoportrait avantageux :
- la fourrure et la chaîne en or affichent sa prospérité ;
- le crâne et la mouche prouvent sa virtuosité ;
- le médaillon de Minerve sous son béret le place sous le signe de la sagesse ;
- la coupe d’eau claire exalte sans doute sa lucidité.
Portrait de Jacob Binck, Simon Frisius, vers 1611
En reprenant la gravure pour immortaliser Binck, Frisius remplacera la coupe peu lisible par un docte parchemin, et rationalisera le crâne en le montrant suspendu à la chaîne, comme si l’artiste véritable était celui qui transporte en permanence la Vérité contre son coeur.
Anonyme, apres 1520, Ashmolean Museum
A l’inverse, ce graveur anonyme tire l’image vers le thème classique la la Vanité de la richesse : la tête de mort n’est plus suspendue comme un trophée : elle émerge au contraire du manteau, menaçant de son regard vers le haut le jeune homme qui compte ses pièces.
Autoportrait au crâne
Albrecht Bouts, 1521, Brukenthal National Museum, Sibiu
Le portrait a été identifié récemment [1] , par comparaison avec un autoportrait de Bouts en donateur :
Albrecht Bouts et son épouse Elisabeth de Nausnydere, Triptyque de l’Assomption de la Vierge (volet droit)
Albrecht Bouts, ,Musées Royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles
L’image explique que pour peindre les chairs avec vérité, il faut connaître ce qui se cache dessous. Le vieil Albrecht Bouts se présente comme un artiste à la fois et savant et courageux :
- le manteau évoque la peau ouverte par la dissection,
- mais sa fourrure est impuissante à réchauffer le transi.
Le crâne-miniature
Une autre technique pour escamoter le crâne consiste à la cacher dans un détail, dont la découverte est d’autant plus marquante.
Portrait de Hans Gyger, Wolf Traut, 1501, Sädel Museum, Francfort Theobald von Erlach, 1616, Musée Historique de Berne
Une première coquetterie avec le crâne est de transformer en bijou, anneau ou bibelot qu’on tripote entre ses doigts.
Pendant avec Memento Mori, 1550-1600, Musées Royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles
Au XVIème siècle, ces objets de curiosité sont à la mode, manière portative d’exorciser la mort,
Portrait d’homme (peut être le condottiere albanais Mercurio Bua)
Lorenzo Lotto, vers 1535, Galleria Borghese, Rome
Ici le crâne entouré de pétales de rose, qui vient en complément symbolique de la scène de Saint Georges combattant le dragon au dessus, laisse supposer que l’homme était un militaire.
Portrait du financier Thomas Gresham,
Anonyme, 1544, collection de la Mercers’ Company of the City of London
1544 est une grande année pour Thomas Gresham, qui épouse Anne Ferneley, la veuve d’un riche marchand (d’où les initiales AG et TG encadrant la devise « J’aime, je sers et l’obéis »).
Il se fait représenter non pas à mi corps, formule déjà luxueuse pour un marchand de son époque, mais dans un portrait en pied, tel un grand de ce monde, vêtu avec une ostentatoire austérité.
Le crâne sous son monogramme est censé être le sien, et renvoyer à la modestie : mais renversé par terre dans un coin, il renforce plutôt qu’il n’amoindrit la superbe du personnage.
Religieux
Anonyme suisse, XVIIIème siècle, collection privée
Un cas de surréalisme involontaire sur lequel on ne sait rien.
Autoportrait
Edvard Munch, 1895, lithographie.
Autoportrait
Robert Mapplethorpe, 1988, Tate Gallery
L’élément macabre sert de repoussoir au visage fantomatique de l’artiste.
Affiche du magicien Kellar, vers 1894
Référence subliminale au crâne chauve du magicien.
Mossa
Elle (détail), Musée Chéret, Nice Portrait psychologique de l’auteur (détail), collection privée
Elle (détail), Musée Chéret, Nice Portrait psychologique de l’auteur (détail), collection privée
Gustav Adolf Mossa, 1905
Les parques
Gustav Adolf Mossa, 1917, Musée Chéret, Nice
Crânes art nouveau pour femmes fatales.
Andreasilva60, Deviantart
Deux fantasmes féminisés des deux Guerres Mondiales : le hussard de la Mort (qui a mis à bas celui de l’Empire) et l’auxiliaire SS.
Images à système
Des dispositifs ad hoc permettent de faire apparaître la Mort à volonté.
Anamorphoses
Les ambassadeurs
Hans Holbein le Jeune, 1533, National Gallery, Londres [2]
L’anamorphose du crâne aux pieds des deux amis est la Vanité condensée des objets du savoir qui s’étagent au dessus. « Memento mori » était la devise personnelle de Jean de Dinteville. Le surgissement du crâne répondait probablement à une mise en scène, telle qu’imaginée par Baltrusaistis :
« Le visiteur avance pour voir les choses de près. Le caractère physique et matériel de la vision se retrouve encore accru lorsqu’on s’en approche, mais l’objet singulier n’en est que plus indéchiffrable. Déconcerté, le visiteur se retire par la porte de droite, la seule ouverte, c’est le deuxième acte. En s’engageant dans le salon voisin, il tourne la tête pour jeter un dernier regard sur le tableau et c’est alors qu’il comprend tout : le rétrécissement visuel fait disparaître complètement la scène et apparaître la figure cachée. Au lieu de la splendeur humaine, il voit le crâne. Les personnages et tout leur attirail scientifique s’évanouissent et à leur place surgit le signe de la fin. La pièce est terminée. »
On sait moins que le béret de Jean de Dinteville porte une autre anamorphose de crâne, qu’aucun point de vue humain ne peut cette fois résoudre.
s
Le crâne
Salvador Dalí, 1968
Images à double point de vue
La Reine Mary d’Ecosse, vers 1580, National Gallery of Scotland, Edimbourg
Un memento Mary !
Memento Mori
Stephan Balkenhol, 2009
Images à retourner
Jacques Lagniet, pl.54 du « Premier livre des proverbes « , 1657-63
Imagerie espagnole, XVIIème siècle
Tourne-moi, et en moi tu verras,
Ce que sans aucun doute tu seras
En moi tu vois bien clairement
Ce que tu seras plus tard
Danse des morts semblable à celle qui se trouve dans la louable et célèbre ville de Bâle, comme miroir de la nature humaine (TODTEN-TANTZ, WIE DERSELBE IN DER LÖBLICHEN UND WEITBERÜHMTEN STATT BASEL ALS EIN SPIEGEL MENSCHLICHER BESCHAFFENHET )
Gravures de Mathieu MERIAN, édition de 1649,
Gravures d’après Mathieu MERIAN, édition Chovin, 1744
Militarismus
du berceau à la tombe
pourquoi les mères élèvent-elles vos enfants?
Vous trouverez la réponse en tournant simplement cette image.
van de wieg tot het graf
waarloe brengt gÿ Moeders uwe kinderen groot ?
het antwoord vint gÿ door deze prent slechts om te draaien
Tarot de Dürer : la Mort
Giacinto Gaudenzi, 2002
Tracts japonais dépliables (1942-45) [3]
Ce gars a été malin
Sacrifié ! Ces marchands de guerre américain peuvent mener à cela
Tracts de propagande à l’intention des soldats australiens.
OK, je suis passé mais…
Sous la même Lune, l’Amour ou l’Agonie
Images à métamorphose
Une image vue de près, une autre vue de loin : un grand nombre de ces « Kippfiguren » mettent en scène un crâne, parce qu’il permet des contrastes frappants, et parce que sa forme simple est reconnaissable entre toutes [4] .
Blossom and Decay
Masonic Hall, Town, Beamish Museum
Bluethe und Verwesung
Floraison et pourrissement, 1860, chomolithographie de J.K. Defeher,
La plus ancienne image à métamorphose d’un crâne est d’inspiration maçonnique, comme le montrent le compas et l’équerre, et la dédicace de la version anglaise : « dedicated by permission to the Right Honorable The Earl of Zetland M.W.G.M., London »
Thomas, second Comte de Zetland, était Grand Maître des Francs Maçons d’Angleterre de 1843 à 1869. J.K Defeher n’était pas un artiste, mais un Franc Maçon d’origine hongroise, marchand de ficelle à Vienne et auteur en 1859 d’un brevet pour un corset pour enfant (Erfindung eines Kindermieders). Comme le raconte la presse maçonnique de l’époque [5], il mourut prématurément en 1862 à Dalston, et sa veuve avec ses quatre enfants ne pouvait compter que sur la charité des Frères, la lithographie ayant été piratée par un éditeur peu scrupuleux. On retrouve Annie-Augusta Defeher en 1873 ,déposant un brevet pour « An improved domestic ustensil for shaping and ornementing butter and pastry », dont on espère qu’il a lui a apporté plus de succès.
L’invention de Defeher est à double détente : le titre semble faire allusion aux deux plantes (le conifère et le parasite du vieux mur) alors qu’il sert de piste pour voir le crâne derrière le jeune couple : devinette symbolique bien dans le goût des Francs-Maçons.
Tout est vanité
C. Allan Gilbert, 1892, publié par Life en 1912
Voici la figure qui lança véritablement la mode. L’idée des flacons représentant les dents vient probablement de la composition de Defeher.
1905-1910
Le procédé sert pour la propagande contre la Russie impériale, ou contre le Kultur germanique.
« In the midst of life we are in death »
Carte postale Bernhard Gutmann, vers 1905
Au sommet du genre, une illusion particulièrement savante et presque indécelable.
Deux peintres majeurs du XXème siècle vont prendre la relève des illustrateurs…
Un autoportrait nostalgique (SCOOP !)
Couverture de Cazeaux : « Traité théorique et pratique de l’art des accouchements »
Frida Kahlo, 1939, collection privée
Frida s’approprie l’image métamorphique de Gilbert, en se représentant elle-même à la table de toilette :
- vue de dos, avec boucle d’oreille lunaire et noeud rouge dans les cheveux ;
- vue de face, avec boucle d’oreille aviaire et coiffée d’un chapeau fleuri.
Le liquide dont elle émerge signale que la scène est, comme un bateau dans une bouteille, incluse dans un flacon de parfum : son bouchon, un noeud rose analogue à celui des cheveux, met en équivalence ce qui se passe à l’intérieur de la fiole et ce qui se passe à l’intérieur de la tête : la transformation d’une femme en cadavre.
La cigogne tenant son baluchon évoque à la fois le thème du livre et le traumatisme personnel de ses fausses-couches, au début des années 30. A côté de la palette saignante, un oiseau tenant dans son bec une lettre pour Diego s’envole vers l’autre face.
Car l’oeuvre complète est un diptyque nostalgique, offert à Diego Rivera peu après leur séparation. Au verso, un crâne au sourire triste, portant un foulard communiste, arbore sur son front la canne, la béquille et le fauteuil roulant de Frida, à côté d’un oiseau qui s’envole vers l’autre face, portant une lettre pour elle.
Ainsi la femme-crâne et le bon squelette tentent-ils de renouer leur dialogue de part et d’autre du traité : comme si « L’Art des accouchements » signifiait ici : « La Peinture ».
Ballerine – Tête de mort, 1939, collection privée Campagne contre les maladies vénériennes, 1942
Dali
Can you see the skull – Morning Tea, par Serge N. Kozintsev Room skull, par Ali Gulec
Des photographes astucieux ont transposé la technique.
Mur peint à Lima :
- rhinocéros ;
- deux personnes dans un café ;
- crâne.
Un record !