Romain Fustier : Comment le poème naît-il, se construit-il ?
Jacques Darras : C'est une longue pratique. Commencée il y a longtemps. Travail d'imitation, d'incorporation des rythmes. D'abord je me suis 'inculqué' le vers court. Je lisais Guillevic, je lisais Michaux, je lisais Laforgue, Cros et Toulet, apprenant à leur contact une certaine sobriété. Claudel, j'admirais plus que tout mais n'avais pas le souffle. De quoi parlaient mes esquisses ? D'oiseaux marins, les vanneaux au vol court zigzaguant dans le ciel de la Baie de Somme. Ce fut justement l'époque où je traversai la Manche, devant changer de langue pour d'impérieuses raisons économiques. Je passai à l'anglais. Tout de suite je rencontrai les poésies britannique et américaine, en plein renouvellement. D'un côté les ‘beatniks’, Ginsberg, Ferlinghetti, Corso, de l'autre Auden, Hill et Larkin, avec Basil Bunting le lien entre Amérique et Angleterre. Mais ce ‘nouveau nouveau’ s'appuyait sur un ‘nouveau plus ancien’, Pound, Eliot, Williams, Olson et Yeats, infiniment plus excitants pour un jeune poète français. Absolue découverte, total bouleversement ! Très vite je compris que traduire était la meilleure manière de m'incorporer ces rythmes, jazz urbain et exploration spatiale. Quel chantier ! Je m'enseignai la patience avec l'humilité, en même temps que la joie communiquée par la conversion au trochée, au spondée et au dactyle. Donc, dans mon cas --- je réponds à la question --- le poème est né à l'issue d'une transformation rythmique comparable à un ébranlement géologique. Ceci pour vous dire qu'il n'y a pas de naissance émotionnelle spontanée, en poésie. Imitation et originalité, j'y vois une synthèse tout ensemble des principes classiques et romantiques.
in Contre-Allées, revue de poésie contemporaine, n° 41, printemps 2020, 5€, p. 10.