(Note de lecture) Isabelle Baladine Howald, fragments du discontinu, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Lier, délier, écrire, lire, composer, décomposer : ces pôles couplés aimantent le dernier livre d’Isabelle Baladine Howald. Les « fragments » évoqués dans le titre désignent à la fois des êtres vivants et des textes. Êtres vivants dont des parties du corps, des dimensions affectives ou spirituelles, des gestes et des souffles, des temporalités sont évoqués. Textes qui, prose coupée et citations, constituent ce tissu troué de vides dont la présence blanche assure néanmoins un continuum et un dit que l’on peut entendre de manière sourde dans le « discontinu » (dit continu ?) assumé par ce titre. Mais ce « discontinu », c’est aussi une formulation distanciée de l’identité : une personne, une narratrice neutralisée, qui parfois utilise le « je », parfois recourt au pronom personnel latin de première personne, ou encore se caractérise par la périphrase « a un problème avec sa voix ». Écrire à perte, écrire sur et dans la perte, écrire parce qu’on a/est perdu et par ce qu’on a perdu : le vieillissement fragilise, et lorsque le livre s’achève, l’Autre (frère, fils, compagnon, ami) est déjà mort.
fragments du discontinu raconte en une prose hachée l’agonie— « terminée » et « interminable », pour reprendre les termes choisis par Lacoue-Labarthe à propos de Blanchot — d’un être cher, qui a lieu entre « Deux heures du matin » (ouverture du texte p. 11) et « trois heures du matin » (p. 43). Il n’est plus de souffle en lui et pourtant du mouvant subsiste puisque l’on passe du vieillir (commun et partagé) à la veille (qui invente un autre partage, entre l’écrivain et le lecteur cette fois). Un élan, une danse et une migration des âmes ont bien lieu dans les dernières pages, plus que jamais adressées à celui qui a disparu. Quelque chose comme une déposition ou une greffe par lesquelles une mémoire vive s’affirme avec une douceur apaisée. Quelqu’un se perd, s’en va, quitte son corps, émigre, s’exile. Mais que devient un corps dans la mort ? Où vont se réfugier l’âme et le souvenir de ce corps ? Qu’est-ce que le mourir vérifie, ou nie, de la partition corps/esprit ? Comment l’amour, l’attention, le soin, l’écoute peuvent-ils recueillir ce qui reste d’un individu quand le vivant s’épuise et que les possibilités de mouvement s’éteignent ? Devant la mort, devant le mort on devient aveugle et on s’aveugle. Pourtant « l’effet de penser », redoublé d’un effet d’écrire, permet de discerner un autre visible mouvementé et en mouvement. De découvrir aussi un état du cœur qui, s’il ne bat plus dans le cadavre, résonne encore dans la main de celui qui évoque le disparu.
Une référence philosophique centrale irradie ces « fragments » : cinq citations de Descartes constituent le noyau du livre. Elles sont capitales en effet, comme en témoigne le fait qu’elles apparaissent en majuscule, à la différence des autres extraits convoqués. L’existence de l’Autre peut-elle échapper au doute méthodique ? La poésie et la pensée démontrent-elles l’existence en démontant le mourir ? J’écris, donc je suis. Je pense que j’écris, donc je suis. J’écris que tu meurs, et je suis vivante, donc tu es peut-être encore. Écrire, aimer, soigner, caresser, autant d’actes performatifs. C’est donc d’un dialogue entre le sum, le sumus et le summus qu’il s’agit. Dialogue-acte, dialogue qui fait exister, qui fait persister dans ce monde-ci le tu (à entendre comme pronom et comme manifestation du silence), et qui poursuit le vivre et le vivant jusque dans la mort. Je suis, nous sommes, nous nous tenons là où se dit le suprême. Summus est la forme contractée du latin supremus. Or il est question de « cime » et de « sommet » dans ce tombeau-ci : « sommet est là cime je touche j’appelle je monte  tu appelles — tu — montes ». Une langue vivante et une langue morte se croisent, comme la vie et la mort s’interpénètrent jusqu’à fragmenter la présence et dérouter l’absence. Je/ego me fracture en toi, toi le disparu te fractures en moi. Rencontre et coïncidence sont ici relatées comme on reprend son souffle après un choc, une épreuve ou un accident. Ces rapports de l’âme et du corps, qui constituent un ensemble précaire, sont ainsi envisagés à partir d’une série d’expériences anonymes, universelles et décontextualisées qu’il est périlleux d’arracher au livre pour les citer tant la mise en page des mots sur du vide participe de l’intensité de cette partition soufflée. Qu’est-ce qu’un corps qui dort, rêve, rit, danse, se blesse, tombe malade, parle, révèle de l’âme qui l’accompagne et le soulève ? Si le corps et l’identité sont d’emblée perçus comme morcelés, interrompus et défaits, l’âme, elle, ne connaît pas la dispersion ni l’éparpillement. Deux types d’âmes sont d’ailleurs distinguées page 49. L’une, mortelle, disparaît dans le cadavre. L’autre, voyageuse et « animale », transite de la dépouille vers le témoin songeur. C’est sans doute cette dernière qui donne vie aux fantômes et autres hantômes qui traversent les textes d’Isabelle Baladine Howald.
Des Méditations métaphysiques de Descartes, on passe à des fragments physiques qui permettent, mais non plus à l’aide de la géométrie ou des mathématiques, de sortir du doute méthodique et d’assurer que la pensée, comme l’écriture, sont avant tout des actes qui « ouvrent » le corps du mort pour (y) délier, peut-être, son âme. Âme elle-même accueillie et protégée dans le corps et le cœur du vivant rêveur et méditatif. Pour parler de l’au-delà de la physique, de métaphysique donc, il faut sans cesse référer à la physique, à la chair, aux organes, au souffle, au toucher, aux sons, aux matières, aux mouvements dansés. Et cette traversée des états aboutit à la certitude suivante : j’écris donc tu es, j’écris et instantanément nous sommes, et ce malgré ta mort effective, et ce contre ma mort à venir. Scripto ergo sum ergo es, scripto ego sum. Ni ce donc ni ce moi ne sont pour autant une conséquence, ils apparaissent plutôt comme l’indication d’un chemin : visages et adresses, ils mènent à une identité ailée. Écrire non seulement fait vivre, mais encore (re)donne vie. L’homme s’ouvre à l’humain dans l’extrême proximité de sa coupure avec le monde des corps, qui de toutes parts nous entoure et que jamais l’on ne dépassera.
Anne Malaprade

Isabelle Baladine Howald, fragments du discontinu, Éditions Isabelle Sauvage, 2020, 68 p., 13€ - sur le site de l’éditeur