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L'orgasme est-il divin ?

Publié le 06 septembre 2020 par Anargala
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Lakshmî

On se demande souvent quelle est la place du "sexe" dans le tantrisme.

Elle est centrale. 

Dans toutes les formes de tantrisme, shaiva (shivaïte) ou bauddha (bouddhiste), le discours est infus de termes sexuels, à commencer par le linga et le yoni. Le mythe central du shivaïsme est sexuel : tout l'univers dépend de la relation entre le Dieu et la Déesse. Tout est suspendu à leurs ébats. 

Par ailleurs, plus on s'élève dans la hiérarchie des révélations/traditions tantriques, plus ce rôle central se traduit dans la pratique. 

Ainsi, dans les traditions Kaulas, qui incarnent les niveaux les plus ésotériques du tantrisme, le rituel d'union sexuelle est "le premier des rituels" (âdi-yâga), la pratique primordiale dans tous les sens du terme. Le cœur des mystères du Kula, c'est-à-dire de la famille divine, est cette pratique de la hiérogamie. 

Dans les traditions moins ésotériques, il existe certes des rituels sexuels. En fait il y en a dans toutes les traditions, mêmes en dehors du tantrisme - mais ils servent à engendrer un fils intelligent, fort et donc capable de perpétuer la lignée du père, le tout dans un contexte patriarcal et ascétique. On trouve de tels rituels en annexe de la Brihad Âranyaka Upanishad, l'un des plus anciens textes de sagesse de l'Inde. Mais le but de ce genre de rituel est mondain et non spirituel. Ici, on mange de la vache (eh oui !) pour engendrer un rejeton brillant. Et on bat sa femme si elle manque d'entrain (c'est ce qu'autorise ce texte védique).

Alors que, dans la tradition Kaula, le but n'est pas la procréation, mais l'éveil de la conscience (bodha, jîvanmukti). L’épanouissement, la dilatation. Au propre comme au figuré. 

Le sexe est donc au cœur du tantrisme le plus ésotérique.

Certains arguent du fait que, dans le Vijnâna Bhairava Tantra, une collection d'instructions kaula pour l'éveil de la conscience, il n'y a que deux ou trois versets sur le sexe. Mais cet argument est faible, car le nombre ne compte guère ici. Ce qui compte, ce sont les rituels enjoints. Or le sexe est au cœur du rituel kaula. 

Il est clair, par ailleurs, que le rituel sexuel est considéré comme la pratique la plus puissante. Et les profanes, dit-on, ne peuvent y accéder sans y être initiés. Et, une fois initié, ne pas accomplir ce rituel, au moins aux dates les plus sacrées du calendrier, c'est courir à sa perte spirituelle, dit la tradition Kaula, très explicite sur ce point.

Mais, demandera-t-on, comment se fait-il que, d'ordinaire, le sexe ne mène pas à l'éveil ?

Selon la tradition, tout est question de savoir (jnâna) et d'attention (avadhâna). 

Premièrement, le profane ignore jusqu'à la possibilité d'un éveil à cette occasion. Quant à ceux qui savent, par ouï-dire, la plupart ne font pas l'effort d'attention requis. 

Tout dépend de l'attention. La tradition, en particulier les maîtres du shivaïsme du Cachemire, le répètent encore et encore : tout dépend de l'attention. Tout est déjà là. Il ne manque que mon attention, c'est-à-dire ma dévotion (bhakti, encore et toujours). 

Car il ne faudrait pas croire que ces pratiques sont compliquées ou inaccessibles. La beauté du shivaïsme du Cachemire est de nous montrer, ou de nous rappeler, que cette pratique est simple, accessible. Il ne dépend que de nous d'y participer (bhakti). 

Et ce désir, cet élan, dépendent de l'être divin qui est notre centre et le centre de tout. Tout dépend de ce libre désir. Désir de s'éveiller en untel. Désir de s'endormir en tel autre.  La grâce, c'est-à-dire la liberté divine. Il n'y a pas de "truc" caché, pas de technique miracle - en dehors de l'attention. L'attention qui est dévotion. Tout est là. Toute la différence est là. 

Comme nous le rappelle le Vijnâna Bhairava Tantra : "La dualité sujet/objet est commune à tous les êtres incarnés". Même éveillé, je vois cet écran, cette table, cet orteil qui me démange... "Mais le propre des yogis est l'attention qu'ils portent à la relation" du sujet et de l'objet. Tout apparaît dans la conscience. Mais si je n'y prête pas attention, je ne jouirai pas des fruits de la pleine conscience, du yoga.

Sous un angle différent, je dois toujours rester attentif au Désir pur, au jaillissement de tout, en moi. C'est la sensation "je suis je", le Mantra à la source de tous les Mantras. Le rituel sexuel sert à la fois à se replonger dans cette extase et à la nourrir.

Abhinavagupta explique, dans le Mâlinîvijaya Vârttika, la différence entre l'orgasme "mondain" et l'orgasme "éveillé":

tathā hi madhyamāṃ nāḍīm adhiṣṭhāya, akhilaṃ vapuḥ...

"Voici : (chacun des partenaires) s'absorbe dans canal central."
C'est-à-dire dans la sensation du plaisir sexuel. Tout simplement.

...prāṇayat, paramaṃ tejaḥ prakṣubdhāmṛta/umadhyataḥ // I.897 //

visṛṣṭirūpatāṃ gacched yāty ānandacamatkriyām
"(Alors), l'éclat suprême (de l'extase divine) anime et vivifie le corps entier.
Depuis le centre du nectar excité (par l'étreinte, etc.) /
à partir (du moment où) les liquides sexuels (ritu de la femme sont) excités / dès lors que l'énergie sexuelle féminine est excitée,
on tend vers l'orgasme,
on s'approche du miracle/ de l'émerveillement du plaisir."

apūrṇā kevalaṃ ; sā tu pūrṇā tu bhagavanmayī // I.898 //

tena vaisargikī śaktir ekaiveyaṃ prajṛmbhate
"Isolé de (la conscience de sa divinité) cet état d'orgasme est incomplet.
Mais, débordant de (la conscience de) sa divinité, il est complet.
C'est donc une seule et même énergie d'orgasme
qui se déploie",
mais qui engendre une pleine conscience, ou pas, selon que l'on est attentif, ou pas.
Toute la différence est dans ce détail, cette différence d'attention.

De plus, l'intérêt de pratique "à deux" est aussi de renforcer l'extase :

visarga eva prakṣubdhaḥ prayatnadviguṇatvataḥ // 1.899 //

"L'extase elle-même est d'autant plus excitée/ animée,
qu'elle est multipliée par le double élan (des deux partenaires)".

L'orgasme est donc potentiellement divin.

Et cette divinité s'actualise par la force de l'attention, qui est aussi dévotion.

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