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Pinot, la mélancolie sonore des Pyrénées

Publié le 05 septembre 2020 par Jean-Emmanuel Ducoin

Pinot, la mélancolie sonore des PyrénéesDans la huitième étape, entre Cazères-sur-Garonne et Loudenvielle (141 km), victoire duFrançais Nans Peters (AG2R-LM). Thibaut Pinot, l’un des favoris, a sombré dans les pentes du Port de Balès…

Loudenvielle (Hautes-Pyrénées),envoyé spécial.

Eclatant et chamarré, le territoire devint soudain saisi dans ses limites et sa grandeur. Il suffisait d’un rien. Juste l’entrée dans cette mythologie enracinée dans le cœur des humains. Le chronicoeur, qui n’aspire encore à son Tour que pour rejoindre en fanfare cette passion qui manque à toute passion, ressentit maladroitement, perdu dans les premiers lacets des cols pyrénéens d’une splendeur ensauvagée, quelque chose de hautement supérieur capable d’embellir son amour des héros de Septembre. Enfin, nous y étions. Et une question continuait de nous poursuivre: pourquoi jusque-là, hormis un léger coup d’éclat du Slovène Primoz Roglic dans le final d’Orcières-Merlette, aucun des grands favoris de ce Tour atypique n’avait encore bougé une oreille, ni Egan Bernal, ni Thibaut Pinot, ni Emanuel Buchmann, ni Guillaume Martin, etc.? Comme si nous devions retenir notre souffle. Et patienter en attendant que les acteurs majeurs daignent sinon mettre le feu, du moins allumer quelques brindilles, tous occupés qu’ils furent à ménager leurs équipiers dans l’optique de batailles supérieures, gérant au millimètre leurs perspectives. «C’est sur les Pyrénées qu’on est concentrés», répétait Thibaut Pinot depuis deux jours. Dont acte. Mais il ajoutait, telle une prévision tactique: «Il faudra durcir la course samedi pour fatiguer les adversaires et pouvoir attaquer dimanche.»

Est-ce une mécanique obligatoire du cyclisme «moderne» de remettre toujours au lendemain ce qui peut être réalisé le jour même? Qu’importe, au fond, puisque nous avions devant nous un théâtre propice à l’explosion de la vue, avec ces cimes alentours cisaillant le profond d’un ciel bleu ourlé de légers nuages blancs. Deux jours chez la déesse Pyrène et ses légendes, de quoi nourrir des histoires fabulées. Et écrire de nouvelles pages, dont le premier chapitre fut rédigé par des courageux, partis dans une échappée au long cours qui atteignit les quatorze minutes d’avance (Zakarin, Powless, Hermans, Skujins, Verona, Andersen, Pacher, Peters, Cosnefroy, Grellier, Reza, Morkov, Cousin). L’instant béni de rendre hommage à ceux qui doivent leur place au sein du peloton qu’à la puissance de leur effort et de leur courage, à l’usage plus ou moins intelligent de leur corps: la course cycliste donna à contempler le spectacle d’un travail authentique à l’usage de la force, tout en rétablissant l’homme dans sa dignité physique et sa singularité, fût-elle souffrante – quand notre XXIe siècle exalte plutôt les activités immatérielles, porte aux nues les manipulation de symboles – le Tour en constitue un – et ne cesse, à l’inverse des Forçats, de manifester son dégoût des contingences corporelles.

Dans le col de Menté (6,9 km à 8,1%,, 1re cat.), qui ouvrait le bal des difficultés du jour, le peloton se contenta de gérer l’écart, déjà considérable, avec les éclaireurs. Une petite voix intérieure nous murmura : et si le vainqueur du jour se trouvait parmi les échappés? Après une chute de Romain Bardet sans conséquence, malgré des traces de sang au coude et au genou, tout se fit plus compréhensible dans le terrifiant Port de Balès (11,7 km à 7,7%, 1755 m), toute première ascension classée hors catégorie de l’édition 2020. Les rêves à crédit des forcenés se frayèrent un chemin en élévation, tandis qu’un parfum pré-automnal de feuilles tendres flottait et commençait de s’étouffer sous la chaleur. Signalons au passage que le premier ministre, Jean Castex, prit alors place à l'arrière de la voiture rouge du directeur de l’épreuve Christian Prudhomme, à l'entrée du département des Hautes-Pyrénées, à une soixantaine de kilomètres du but. Aux premières loges, il put constater que la lumière vira laiteuse, l’air légèrement plus frais, et que des cris rugissaient dans les pentes en ce samedi de repos. Plus les jours passent, plus le Peuple du Tour réapparaît par grappes de bonheur. Et avec lui nous retrouvons des trilles de mélancolies sonores.

Dans le Port de Balès, donc, un avant-goût de guerre des chefs se profila. Les «frelons» de Jumbo prirent les commandes et imprimèrent un rythme soutenu. A l’avant, Zakarin et Peters tentèrent l’aventure et la communauté des fuyards se délita dans les pourcentages – certains furent brutalement remis à leur place. Il était 16h30, à mi-pente du Port de Balès embrumé. A l’arrière, une nouvelle dramaturgie se joua en quelques minutes. Thibaut Pinot se retrouva à l’arrêt, freiné brutalement dans son tableau de marche. Bouche ouverte, comme s’il happait l’oxygène à petites bouffées, proche de l’agonie, perclus de douleurs autant physiques que psychologiques, il tituba, asphyxié, incapable de suivre le tempo.

Entouré de plusieurs équipiers de la FDJ, tous incrédules, il cheminait déjà loin des favoris, en dérive complète. Que se passait-il, lui qui annonçait que son équipe allait «durcir» la course? Etaient-ce les conséquences de sa chute à Nice? Son mal de dos? Autre chose? Isolé en son vertige, dans son chemin de croix, nous le vîmes marqué dans son malheur, alors qu’un bloc de marbre alourdissait son visage, qu’il soulevait à peine avant de le laisser retomber par désespoir et rage. Comme l’an dernier vers Tignes, le chronicoeur ne pût s’empêcher de penser à ce poids, central et magnétique, qui attirait une brume de sentiments froids sur son cerveau en ébullition. Son vélo oscillait de heurts entre ses jambes. Il ne progressait plus, vaincu. Triste et limpide réalité, le Tour se détachait de sa personne, inexorablement, bien qu’il n’abandonna pas. La malédiction venait de se rappeler à lui…

Telle une obligation, la course se poursuivit. L’horloge du Tour tinta en plein cœur de l’après-midi, au moment où les coureurs gravissaient le col de Peyresourde (9,7 km à 7,8%, 1569 m). Tout s’emballa. Les Jumbo dominaient, les Ineos de Bernal marquaient le pas, quant aux autres, ils suivaient. Information intéressante: Tom Dumoulin se sacrifia pour Roglic. Puis notre Julian Alaphilippe plaça une attaque, vaine, comme un chant du cygne. Il craqua aussi vite et s’éteignit définitivement. Le Slovaque Tadej Pogacar (UAE), 21 ans seulement et victime la veille d’une bordure, secoua tout le monde et s’enivra : il s’échappa avec la puissance d’un futur maître du genre pour récupérer une partie de son passif. Roglic, tout en contrôle, se montra roi-sans-couronne, pour l’instant du moins, contrairement à Bernal, Buchmann, Bardet et le maillot jaune Adam Yates, que nous sentîmes tous fragilisés dans les pentes les plus raides. Mais curieusement, Roglic n’essaya pas d’écraser l’affaire, alors qu’il donna l’impression de pouvoir atomiser la concurrence. Du coup, Guillaume Martin (Cofidis), prit la poudre à 1,5 km des cimes et entraîna avec lui la troupe. Juste un prélude.

Loin devant, avec huit minutes d’avance, le Français Nans Peters (AG2R-LM), 26 ans, s’était débarrassé de Zakarin et s’envola. Ce furent des minutes de haute intensité. Depuis le sommet, un peu plus de onze kilomètres de descente aux enfers, à tombeau ouvert, vers Loudenvielle. Comme il l’avait déjà réalisé sur le Tour d’Italie en 2019, Peters vint quérir, en solitaire, une victoire de prestige. Total respect.

Dans la quête du maillot jaune, tous les cadors se regroupèrent dans les ultimes hectomètres, à plus de 80 km/h. Ce fut statu quo. Le Britannique Yates résista et sauva son paletot, mais nous comprîmes qu’il ne tenait plus qu’à un fil, en attendant dimanche et le franchissement de quatre cols entre Pau et Laruns. Le chronicoeur le savait: cette entrée dans «le dur» nous enseignerait quelques évidences. Dont la principale. Historiquement, le Tour laisse croire qu’il dépend de ses champions. Parfois, c’est pourtant lui qui crée des mythologies, devenant la seule épreuve sportive à dominer ceux qui l'incarnent. Thibaut Pinot, qui a lâché plus vingt minutes, n’oubliera jamais cette cruelle vérité. 

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 5 septembre 2020.]


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