Dans la septième étape, entre Millau et Lavaur (168 km), victoire du Belge Wout Van Aert. En ce jour anniversaire de la naissance de la IIIe République, petit rappel historique de ce que le Tour doit à la République. Et vice versa.
Lavaur (Tarn), envoyé spécial.
Pourtant inventeur d’une singulière métronomie de lieux, de dates et de preuves légendaires, le Tour semblait en dehors de l’Histoire, ce 4 septembre – fait plutôt rare. Curieuse impression de petite trahison, que le chronicoeur refusa d’accepter. Par un jour de très fortes chaleurs, entre Millau et Lavaur (168 km), mangeant du regard – à bâbord du véhicule de l’Humanité – le parc naturel des Grands Causses puis celui du Haut-Languedoc, au cœur de paysages sublimes et revigorants, nous traquions du regard les drapeaux tricolores dressés par les spectateurs. Que les couleurs nationales arborent villes et villages au passage des héros de Septembre n’a rien d’inhabituel, évidemment. Mais celles-ci avaient aujourd’hui une valeur particulière, bien que peu de personnes connaissent la référence au 4 septembre 1870, il y a précisément 150 ans: l'avènement de la IIIe République et la fin du second Empire, deux jours après la bataille de Sedan et la capitulation de l'empereur Napoléon III, alias «Napoléon le petit», selon Victor Hugo.
Si le chef de l’Etat s’est fendu d’un discours au Panthéon le matin même, le patron du Tour, s’il avait un peu de Lettres et d’esprit, aurait certainement pris la parole au départ de l’étape pour dire quelques mots et expliquer ce que le Tour doit à la République… et vice versa. Qu’on ne s’y trompe pas. Si le Tour continue de nous troubler et de nous préoccuper en grand, ce n’est pas uniquement parce qu’il reste sans doute la plus ordinaire des aventures de l’extrême. Non, c’est aussi et surtout parce qu’il nous parle alternativement d’un pays proche – la France – et d’un monde lointain – l’idée républicaine universelle. Prenons bien la mesure. Si le Tour ne nous racontait que des histoires de sports et de sportifs, sa légende mythologique, qui a traversé bien plus d’un siècle et hanté bien des cerveaux humains les plus brillants, n’aurait pas atteint de semblables sommets. Et nous ne serions pas sur ses routes, cette année encore, à nous lamenter sur son sort, sur ce qu’il est devenu, ou sur la fin supposée et possible de son caractère légendaire. Surtout, le chronicoeur n’aurait pas lâché une larme, à Castres, au kilomètre 125, en passant à quelques mètres du Centre national et musée Jean Jaurès, antre magnifique qui retrace le parcours de l’immense homme politique, du philosophe, du tribun d’exception et du journaliste et fondateur de l’Humanité.
En traversant Castres, justement, à quarante bornes de l’arrivée, le peloton n’en était plus un depuis longtemps. Sous l’impulsion de l’équipe Bora du Slovaque Peter Sagan, engagé dans la bataille du classement à points, le gros de la troupe avait explosé dès la première côte, celle de Luzençon (troisième cat., km 9), et de nombreux sprinters, dont le maillot vert Sam Bennett, furent définitivement piégés. Pas d’incidence sur le sort de la victoire finale. Aucun des (vrais) favoris ne tomba dans le traquenard, ni dans la trappe d’une mémorable bordure, qui, dans un final très venteux vers Lavaur, scinda le groupe de tête en plusieurs morceaux. Principales victimes de ce train infernal: Pogacar, Landa, Porte et Carapaz. Après avoir signalé que le gain de l’étape revint au Belge Wout Van Aert (sa deuxième) et le paletot vert - évidemment - à Sagan, il était temps de s’installer de nouveau dans les pas de l’Histoire.
Le chronicoeur l’a déjà écrit (1), mais détaillons brièvement cette curieuse alchimie française. Si l’idée d’organiser un tour cycliste reliant Paris à Paris via les principales villes de France répond, en 1903, pour le journal l’Auto, à des impératifs commerciaux (relancer les ventes du quotidien), sa création concrète, replacée dans le contexte de l’époque, répond à une triple ambition: patriotique, morale et pédagogique. En faisant connaître la France aux Français et en suscitant partout l’émulation, de l’énergie et de la volonté, le Tour va contribuer à une sorte de «nationalisation» de la société française, lui conférant une image d’unité : une unification par le sol. Un sol-mémoire de la nation. Difficile d’imaginer de nos jours à quel point cette épreuve, au début du XXe siècle, contribua à sa manière à enseigner la France aux Français et à raffermir le sentiment d’appartenance collective au cœur d’un terreau politique où s’aiguisent les luttes sociales et où l’on croise quelques personnages haut en couleurs, Emile Combes, Jules Guesde et bien sûr Jean Jaurès, qui pense sérieusement à créer un journal.
Héritier d’une espèce de tradition des Compagnons, imprégné d’une culture patriotique inculquée par l’école républicaine, mais aussi d’essence barrésienne (son fondateur Henri Desgrange), le Tour, rapidement, imprègne la mémoire collective de générations entières qui, elles-mêmes, par la suite, en transmettrons l’essentiel aux générations futures, jusqu’à ce que la France offre au Tour l’une de ses plus belles conquêtes sociales: les congés payés. Depuis, le grand livre-mémoire du Tour se feuillette à distance et en songes, mélange de mélancolies et de joies, et devient l’une des pâtes indispensables à la fermentation des familles du XXe siècle. Cette généalogie, à la fois pieuse et ouvrière, parvient donc jusqu’à nous. Ce «nous», organiquement amoureux du Tour. Et pour cause: le Tour devint une institution, une République dans la République, au moins trois semaines par an durant lesquelles même De Gaulle cessait d’être l’unique héros national. Cela porte un nom : la République du Tour!
Les coureurs savent-ils que l’envoûtement diabolique de la Grande Boucle a, en apparence, quelque chose d’inexplicable? Car tout nous ramène aux hommes et à la France dans toute leur exception – à condition d’accepter qu’il y eut, dans l’idée même de l’édification de la France, une exception, et mieux encore, une exception républicaine. L’ordre épique, la géographie homérique, tout dans l’aventure du Tour conduit au mythe total, donc ambigu: tout à la fois un mythe d’expression et un mythe de projection. Réaliste et utopique. Et par dessus tout, un mythe populaire comme il y en a peu.
Samedi et dimanche, les deux étapes pyrénéennes détermineront peut-être du sort de la Grande Boucle 2020. Par ce beau week-end de septembre, nous guetterons la présence du Peuple. Et ce qu’il subsiste de la République Tour, quand elle s’élève vers les cimes et tutoie l’Histoire.
(1) Lire: Tour de France, une belle histoire, de Jean-Emmanuel Ducoin, éditions Michel de Maule (2008).
[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 4 septembre 2020.]