Jeudi 28 mars
Depuis un certain temps, je fais œuvre humanitaire : je ramasse papiers, journaux gratuits, magazines, emballages alimentaires, prospectus, y compris les tracts syndicaux et politiques, pourvu qu'ils comportent un texte écrit. Je pratique ce ramassage avant que les services de nettoyage ne les fassent disparaître pour toujours. Un texte, qu'il soit juridique, sacré ou page de bottin, n'attend qu'une chose : un lecteur. Rien au monde n'est plus disponible qu'un texte écrit. Il peut attendre, sans être lu, pendant des siècles, en ne manifestant aucune impatience. Mon travail consiste à sauver le plus grand nombre d'écrits, et qu'importe leur support. Les inscriptions sur un paquet de cigarettes, les notices de médicaments, les publicités, sous quelque forme qu'elles soient, restent avant tout des textes. Pourquoi devraient-ils sombrer dans l'oubli, alors qu'en les lisant, ils reprennent vie immédiatement ?
Ces jours-ci, j'ai fait la connaissance d'une dame âgée, fort sympathique, qui consacre sa vie à recueillir des feuillets de cantiques et de prière, que des fidèles laissent tomber dans l'église après avoir chanté et prié. Et pour élargir son œuvre, elle s'est mise à sauver tout imprimé égaré. Après avoir fait plus amplement connaissance, elle m'a montré un pot de yaourt, en carton, parfaitement lavé et propre, qu'elle tenait dans un sac en kraft. ‘Voyez-vous, monsieur, malgré mon grand âge, je n'ai jamais rencontré d'aussi beau spécimen... C'est le bonheur de ce jour... et même si son écriture est petite et illisible — il a quand même fière allure, non ?’ Notre société méprise les textes pour les laisser choir ainsi. C'est insupportable de savoir que depuis Gutenberg, des milliards et des milliards de textes sont restée coincés dans des livres jamais ouverts ; et que des fleurettes cueillies pendant les beaux jours, lors de promenades amoureuses, finissent elles aussi écrasées sous le poids de pages jamais ouvertes, sans que personne ne les trouve. Poussières perdues au milieu de lignes et de lignes... Qu'on ouvre ces livres et qu'on les lise à haute voix !
Samedi 30 mars
La rencontre d'hier m'a bouleversé. Rien ne me semble pareil à présent. La nuit, des fantômes avides de gestes égarés enfilent mes vêtements. La penderie s'agite. Certains se glissent dans ma gabardine, d'autres se coiffent d'un chapeau, ou imitent ma tête avec des foulards mis en boule ; et ma veste, posée sur une chaise, balance ses manches comme des bras. Les fantômes plus musclés entrent dans mes pantalons et sautent sur la table... quelques secondes après, ils s'affaissent... J'entends des jambes et des pieds monter dans les escaliers de mon immeuble... et puis s'arrêter ; ou crier au plus fort de la course lorsque la vitesse les disperse... Ressentent-ils du plaisir ou de la souffrance ?
Après-midi, cette fois dans l'Échangeur
Un homme s'assoit devant moi. Il fait des mouvements inconsidérés ; nombreux gestes des mains vers le visage. Répétés trois fois, à droite puis à gauche. Tire fortement sur le haut de son jogging, le réajuste sans fin. Puis, il défait et refait ses lacets. Recommence encore et encore... Nouveaux gestes vers le visage. La série reprend... Son portable sonne. Il répond : voix grave, posée, parfaitement inintelligible.
Lundi 1er avril
J'aimerais qu'on me dise pourquoi les gens se vantent d'occuper entièrement leur corps, le volume qui leur est imparti, alors qu'ils vivent le plus souvent retirés dans leur tête, et peu dans le reste ; encore moins dans le dos ou les parties qu'ils ignorent. Et s'il leur arrive de les montrer à d'autres, ou s'en vantent dans l'intimité, c'est seulement pour séduire, et jeter de la poudre aux yeux de leurs interlocuteurs. Dès qu'ils se rhabilleront, c'en sera fini pour ces parties chéries et leur tête reprendra sa position dominante. Seuls les hypocondriaques savent écouter ce qui est interne. Ils ne sont pas millions.
Jean-Louis Giovannoni, L’Échangeur souterrain de la Gare Saint-Lazare, éditions Unes, 2020, 80 p., 17 €
Sur le site de l’éditeur
Six mois durant, le narrateur se rend presque quotidiennement dans la station de métro Saint-Lazare à Paris, avec le projet d’y noter et détailler le mouvement des foules. La méthode se veut rigoureuse, l’approche : scientifique. Le résultat est une dérive folle, une accumulation de chiffres. Il s’agit du relevé, jour après jour, du nombre de corps, puis de bras, d’orteils, d’ongles, de cheveux, qui traversent, arpentent et hantent les tunnels souterrains, jusqu’à la poussière. Et si on allait jusqu’à mesurer les courants d’air, peser les gestes de chacun ? Ce n’est pas une étude, mais une perte, une divagation sans sol, l’angoisse d’un homme qui cherche à rassembler les morceaux de lui-même, éparpillés et dissous dans les couloirs de « l’Échangeur ». Ce journal est celui d’un homme qui creuse en lui des tunnels pour y perdre la foule qui l’habite, son propre attroupement humain. Il arpente ce dédale : en pure volatilisation ? Avec cette fièvre de nommer, de recueillir, à chaque échelle, chaque épaisseur et entre les lignes, une preuve tangible de présence, pour ne pas disparaître. Il déplie les géographies, le dehors et le dedans, les os et les membres. Il dresse un constat, un décompte, une carte, dans une tentative de précision contre la confusion qui le submerge dans les passages de l’échangeur souterrain. Il cherche à tracer le contour, à définir les limites de notre réalité. Plus on avance dans ce journal à la fois autoritaire et inquiet, qui échafaude des certitudes pour se rassurer, pour affirmer un visage solide contre les courants d’air, plus on pénètre profondément les strates successives de la dispersion dans le nombre. Nous sommes victimes de nos dispersions, « les gens changent de corps sans prévenir », notre identité est mouvante, il y a un trou dans le tissu, par où passent et prolifèrent tous les possibles. On rapporte le visage des autres chez soi. Les membres ont leur vie propre, leur gestuelle et leur caractère. La réalité devient élastique. On traverse des corps, migrants perpétuels d’une humanité bourdonnante et diffuse. Dans le « silence de la matière », on ne traverse rien sans perte. Et nous voici soudain indéfinis, poreux, décomposés : perdus. Qui sommes-nous ? Des monstres sous-jacents, des monstres invisibles, des particules de poussière.