Voici en avant-première ma chronique à paraître sur Sitartmag à la rentrée.
Seule et unique oeuvre traduite en français de Mitsuyo Kakuta, ce roman, qui reçut le prestigieux prix Naoki en 2005, raconte en parallèle deux amitiés, à des époques différentes de la vie, l’une à l’adolescence et l’autre à la trentaine, entre des femmes à la recherche d’une vie plus libre que celle que leur offre le Japon contemporain.
Dans cette société corsetée où la norme fait loi, raccourcir la jupe de son uniforme scolaire d’un tour de ceinture est déjà un acte hautement significatif, presque une conquête, pour Nanako et Aoï, rencontrées dans les couloirs étriqués d’un lycée pour jeunes filles.
Quant aux femmes adultes, travailler à l’extérieur ne va pas de soi, loin de là. Si elles mettent un point d’honneur à la perfection ménagère, ce n’est qu’un piètre dérivatif à un désir d’ailleurs non étanché. Aoï, devenue chef d’entreprise célibataire, et Sayoko, la femme mariée qu’elle emploie, mais aussi bien d’autres figures féminines qui traversent le récit, résistent à la culpabilisation de la femme qui travaille, que ce soit par la belle-mère, le mari, les employés de la société, ou pire encore, les femmes au foyer, qui les accusent de délaisser leurs enfants en les confiant à la crèche, qui les rendrait brutaux (sic !)
En quête de liberté intérieure, Nanako, Aoï et Sayoko cherchent à s’affranchir des regards pesants et des médisances, de la versatilité vacharde des lycéennes à la mesquinerie bavarde des mères, apprenant à assumer leur singularité dans une émancipation conquise de haute lutte, et jamais vraiment gagnée, puisqu’il faut bien transiger avec l’entourage, et qu’il est impossible de s’abstraire de la réalité d’une société dont les normes ont été intégrées dès l’enfance, et dans laquelle chacune aspire à trouver sa place, malgré tout.
Rien de manichéen dans ce roman plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord, aussi bien dans l'analyse sociale que psychologique. S’il aborde l’amitié féminine, c’est aussi pour souligner certaines de ses ambiguïtés, entre union et doutes, influence et manipulation - sa fragilité aussi, comme tout ce qui repose sur la différence et l’altérité. Entre sauts en avant et retour au bercail, les atermoiements ne manquent pas, même si, cahin-caha, chacune fait son chemin.
L’expérience ainsi acquise trouvera un sens. Certes, le passé des personnages infléchit leur présent, mais sans le déterminer pour autant. « Pourquoi prend-on de l’âge ? Pas pour fuir dans le quotidien et fermer la porte mais pour se rencontrer à nouveau. Pour choisir de se rencontrer. Pour aller de son plein gré vers l’endroit choisi. » Dans « Celle de l’autre rive », il ne tient qu’à chacune de s’affranchir de la fatalité et de s’affirmer comme personne, même si tout ce qui dépasse dérange. C’est en acceptant de déplaire que Aoï et Sayoko pourront abdiquer leur culpabilité, et - peut-être - s’autoriser à être enfin elles-mêmes.