« La main invisible du marché » est le reproche constant adressé aux libéraux pour dénigrer cette philosophie du droit. Ce qui amène à s’interroger sur ce qu’est véritablement un marché, dont les incidences économiques comme géopolitique sont fortes. Attaquons d’abord une idée reçue : Adam Smith n’a jamais utilisé l’expression « main invisible du marché ». Il parle, dans son œuvre, de la main invisible de Dieu, qui ordonne les sociétés, mais sans faire de lien avec le marché. L’expression a été créée a posterioriet fait florès depuis. Par Jean-Baptiste Noé.
Ni l’État ni le marché n’existent
Le marché est attaqué de toute part, car pourvu de tous les maux : créateur d’inégalité, d’injustice, de pauvreté, etc. Il faudrait donc forcément réguler le marché, grâce à une intervention extérieure (l’État) qui serait nécessairement bonne. Ainsi, à un marché producteur de mal s’oppose l’État, par essence vecteur de bien. Demeure ancrée dans l’idée collective que si l’État fait quelque chose, il le fait nécessairement bien. L’État, par essence, est tourné vers le bien commun, vers l’intérêt général, vers l’amélioration de la société. L’État stratège est bon quand le marché libre est mauvais. Au regard de l’histoire économique, rien ne permet d’étayer une telle thèse. Aucune des entreprises gérées par l’État ou par une administration n’a jamais réussi. Aucune invention, aucun progrès technique, ne fut le fait de l’État ou de l’administration. Croire en la bonté innée et naturelle de l’État est un mythe. Tout comme croire en l’existence du marché. En réalité, ni l’État ni le marché n’existent. Ce sont au mieux des fictions juridiques, au pire des mythes oniriques.
Les adversaires des libertés cèdent bien souvent au panthéisme social. Ils parlent de l’État, des riches, des pauvres, du peuple, du marché, toutes choses qui n’existent pas. Ce qui existe, ce sont des personnes. Certaines de ces personnes travaillent dans des administrations, et cela contribue à créer une entité qui a une valeur juridique au niveau international et que l’on appelle l’État. D’autres personnes s’insèrent dans une organisation humaine de marché. Ces personnes ont des revenus différents et, selon les classements effectués, on va en déduire que certaines sont riches et d’autres pauvres. Ces personnes forment des groupes sociaux et culturels variés et hétérogènes, que l’on regroupe souvent sous le vocable unique de « peuple », alors que l’unicité n’est pas de mise. Le panthéisme social du socialisme fonctionne par synecdoque ; ses penseurs ayant tendance à projeter sur les groupes ainsi définis leurs propres pensées.
Il en va ainsi du marché, qui n’est ni invisible ni omniscient. Le marché n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des personnes, qui font des échanges, qui développent des activités bénévoles ou lucratives et qui interagissent entre elles. Pour ordonner ces personnes et pour régler les conflits qui ne manquent pas de surgir, il est nécessaire de créer des règles et de nommer des arbitres chargées de les faire respecter. D’où la naissance du droit. C’est là le clivage principal qui existe entre les socialistes et les libéraux. Les premiers croient dans le panthéisme social et nient l’existence des personnes ; les seconds au contraire affirment la primauté de la personne et comprennent l’importance d’établir une société de droit, garante du bon fonctionnement du marché.
Les marchés urbains
Les marchés urbains sont de bons exemples de ce qu’est véritablement un marché. Ils sont organisés dans un lieu restreint, souvent central, pour faciliter la venue des acheteurs. Ils contribuent donc à façonner l’organisation spatiale des villes. Loin d’être uniformes, ils s’expriment dans la diversité. On y trouve des marchands de fruits, de viandes, de pain, des vendeurs d’outils, de vêtements, etc. Le marché permet l’épanouissement des qualités de chacun : les commerçants sont libres de vendre tels ou tels produits et ils le font en fonction de leurs appétences et de leurs goûts. Le marché est donc le reflet de la variété et de la diversité des personnes humaines. Loin de produire de l’uniformisation, il favorise au contraire l’éclosion de tous les talents et de toutes les expressions humaines.
Si le droit garantit le bon fonctionnement du marché, c’est sur la confiance qu’il repose. Un primeur pourra bien vendre une fois des fruits gâtés, l’information se propageant à partir des clients floués, il ne pourra pas voler une seconde fois ses clients ; l’image de marque étant beaucoup plus difficile à construire qu’à détruire. En permettant la concurrence et la compétition, le marché encourage le plein développement des personnes. Du fait de la concurrence et de la responsabilité, il tire les hommes vers le haut et donc contribue au développement des sociétés. Ce n’est pas un hasard si les régions les plus riches et les plus développées sont celles qui possèdent des marchés de grande valeur. Dans l’histoire, on retrouve les foires de Champagne, qui ont contribué au développement économique, matériel et culturel de Troyes et de Châlons-en-Champagne. Si Paris est devenue puis restée la capitale de la France, c’est entre autres grâce à la présence de lieux de marchés de premier plan : la foire du Lendit à Saint-Denis, le quartier des halles, Rungis aujourd’hui.
Le marché favorise la diversité
Le marché contribue ainsi à la mise en place de ce double phénomène, apparemment contradictoire, mais en réalité lié : l’ouverture vers des horizons de plus en plus larges et l’approfondissement des cultures locales. Plus un marché est important, plus il a des ramifications vers des zones géographiques éloignées. Les foires de Champagne étaient ainsi en contact avec la Lombardie et la région de Sienne, avec les Flandres et l’Angleterre, et même l’Orient avec les marchands de Gênes. Rungis est aujourd’hui en contact avec le monde entier, recevant des produits aussi bien d’Afrique que d’Amérique latine. Cette ouverture au monde n’éteint pas les terroirs locaux, au contraire. Ce qui fait la richesse des terroirs d’Île-de-France, c’est la présence du marché parisien. Pour satisfaire un marché de qualité, possédant l’avoir et le savoir, les producteurs ont dû et ont pu se surpasser dans la réalisation de leurs produits. D’où les vins de Champagne et du Val de Loire, les céréales de Beauce, les fromages de Normandie et de Brie et aujourd’hui les technologies de Saclay. Dans son Histoire de la vigne et du vin en France, le géographe Roger Dion a bien démontré comment la présence d’un centre urbain important, donc d’un marché, est primordial dans la naissance et le développement d’un grand cru. S’il n’y a personne pour acheter et consommer des vins de qualité, alors il n’y aura aucun vigneron pour en faire.
La diversité des personnes humaines regroupées en marché contribue donc à créer et à développer la diversité culturelle et sociale de la société. On voit bien comment, dans leurs typicités et organisations, les marchés de Provence sont différents de ceux de Bretagne et d’Auvergne. Le marché ne signifie pas la primauté de l’argent, comme le croient encore les socialistes de droite. Il assure la pleine expression des talents de chaque personne et les échanges entre elles. Pour fonctionner correctement, il a besoin de règles de droit claires, compréhensibles par tous et défendables par tous. S’il favorise l’inégalité des talents, il ne peut donc que promouvoir l’égalité juridique, condition sine qua nonde son existence et de son développement. C’est cela qui constitue la véritable justice.
Le trou noir de l’administration
Pourquoi est-ce qu’une administration ne peut, par essence, que faire moins bien qu’un marché ? Parce que dans un marché les personnes sont regroupées entre elles selon les principes du respect des libertés, de la responsabilité et de l’ordre juridique. Dans une administration, les libertés des personnes sont fortement réduites, la responsabilité est presque inexistante et l’ordre juridique est souvent bafoué. Dans l’Éducation nationale, par exemple, les professeurs ne peuvent pas choisir les villes et les établissements où ils souhaitent travailler, tout comme les chefs d’établissements ne peuvent pas choisir leurs personnels, contrevenant ainsi aux libertés de base de l’ordre social. La responsabilité est inexistante également puisque l’on progresse non en raison de ses talents, mais de son âge. Rien ne pousse à être meilleur, c’est même souvent l’inverse puisque les meilleurs se distinguent et une administration ne supporte pas la distinction. Une administration n’est donc pas une organisation optimale pour les personnes, contrairement à une organisation en marché. Il n’y a nulle main invisible du marché, il y a des personnes qui s’organisent et échangent entre elles, parfois dans la coopération, parfois dans la violence. Les étatistes croient au contraire en la main supérieure et infaillible de l’État stratège, sorte de dieu sauvage qui a toujours raison. Celui-ci bafoue souvent le droit et ne respecte pas ses propres lois. Il n’est donc pas étonnant que les États ou les villes qui refusent l’organisation humaine en marché soient les plus pauvres et les moins développés. Ce n’est pas un accident de l’histoire, c’est inhérent à leur structuration.
Il est donc curieux de reprocher à la société d’être un marché, c’est-à-dire un lieu d’échanges, d’innovations, de rencontres, de diversités. Il faut espérer, au contraire, que les personnes humaines puissent s’organiser en marché, car seule cette organisation permet de sortir des rivalités mimétiques de la tribu et d’assurer un ordre de paix et une concorde commune. L’organisation humaine en administration a plus à voir avec l’ordre tribal qu’avec l’ordre juridique. Refusant les libertés et les inégalités humaines (c’est-à-dire les différences humaines), elle ne peut que faire preuve de violence et de coercition pour contraindre les personnes à adopter les modes de vie imposés par ceux qui ont le pouvoir. C’est le propre du socialisme urbain d’aujourd’hui, qui a décidé de contrôler et de diriger les modes de vie en choisissant pour les personnes les lieux où elles doivent habiter, travailler et comment elles doivent vivre. Les imperfections du marché sont les imperfections des personnes. On n’améliore pas une société en transformant ses structures, mais en développant les vertus chez les personnes. Loin de la chimère dirigiste, c’est d’abord une œuvre d’éducation qu’il faut mener.