Le comble de la Nudité : le squelette !
Triptyque de Saint Dominique
Crivelli, 1482, Brera, Milan
Les oeuvres de Crivelli sont parsemées de détails hyperréalistes agencés selon des symétries qui appellent les interprétations, pour les déjouer aussitôt. L’agencement des fruits et des légumes (concombre, gousse de fève ouverte à côté de la fracture du marbre) entremêle les les symboles du Péché originel (pomme, poire, pêche) avec ceux de la Rédemption (cerises de la Passion, raisins de l’Eucharistie), sans autre logique que le diversité et la fantaisie.
Les frises, ici particulièrement inventives, sont l’occasion d’un jeu de piste sur le thème de la mise à nu.
Frise du volet gauche
A gauche, la tête chevelue, sculptée en bas-relief dans le marbre, est encadrée par deux crânes de fantaisie particulièrement grimaçants (un carnivore et un caprin), qui regardent eux-aussi vers le bas.
Frise du volet droit
A droite, une tête chauve, la seule à regarder vers le haut, est encadrée par deux crânes humains et deux crânes animaux identiques (sans doute de chien).
Une logique possible (SCOOP !)
Les deux saints dominicains du tableau (Saint Dominique à gauche, Saint Pierre Martyre à droite) arborent une parfaite tonsure, d’autant mieux mise en valeur par la hache fiché de le crâne du second.
Voyez-vous la logique des deux frises ?Si l’on part de l’idée que le crâne nu est synonyme de sainteté ou de salut :
- la tête chevelue en marbre, entourée de bêtes sauvages et regardant vers le bas pourrait représenter l‘homme après la Chute ;
- la tête glabre et blanche, du côté de l’Enfant Jésus, entre deux animaux domestiques et deux crânes humains, évoque assez bien l’homme après le Christ, auquel est promis la résurrection de la chair.
La Jeune Fille et la Mort
Niklaus Manuel, dit Deutsch, 1517, Musée des Beaux Arts, Bâle [6]
Au XVIème siècle, la formule de la Danse macabre permet de premiers travaux d’approche entre le squelette et la femme (voir Les deux faces de la Bethsabée de Bâle)
Domenico del Babiere, Etude anatomique,1540-50, British Museum,Londres
Parallèlement, les illustrations d’anatomie popularisent la représentation de corps à divers stades de leur dissection.
Giulio Bonasone, vers 1560, dernière planche d’une série de 14 gravures anatomiques, sans texte
La série de gravures anatomiques réalisée par Giulio Bonasone, qui place des squelettes ou écorchés dans diverses postures plastiques, semble s’adresser moins aux amateurs de science qu’aux artistes ou philosophes [0]. La dernière planche est à part : c’est la toute première fois que le squelette et le corps intact sont fusionnés en une image comparative purement théorique, qui échappe à toutes les pratiques de la dissection.
Speculum peregrinationes humanae
Cesare Capronica, 1597
Un peu plus tard apparaît un autre type d’image, la contrepartie catholique (coupure horizontale entre la partie haute et la partie honteuse) de la représentation équilibrée de Bonasone (mise en équivalence verticale du contenant et du contenu).
La fusion entre la formule médiévale du transi et celle de la femme impudique des danses macabres, aboutit à cette image-choc que l’auteur a jugé bon d’explicite par de nombreuses sentences, tirées des meilleurs spécialistes.
Sur la banderole auprès du cadavre vivant, un distique original :
Que ne te (trompe) pas la femme belle en haut, seuls (demeurent) en dessous les os fétides.
Ne te (decipiat) mulier formosa superne, ossa subornata foetida sola (latent)
Sur le tombeau de la morte :
Je serais comme n’ayant pas été, on m’aurait porté du ventre à la tombe. Job 10, 19
Fuissem quasi qui non essem de utero translatus ad tumulum
D’abord sperme fétide, j’ai vécu comme une maison pleine d’ordures, préparée pour le repas des vers.
Paraphrase de Saint Bernard, Meditationes piissimae de cognitione humanae conditionsis, cap 3
Prius sperma foetidum, Vixi domus stercorum, Paratus esca vermium
Pendant un bon siècle, la représentation courante reste celle où la mort se contente de s’habiller en femme, mais sans se métamorphoser à moitié :
Gerhard Altzenbach, vers 1650, Wellcome collection Anonyme, Vers 1680, Wellcome collection
Voici la légende de la gravure :
O Hélène à la mode, riche et orgueilleuse comme un paon, pense vite au Jugement dernier pour avoir une bonne fin
« O alamodo Helenna leichtfertig reich stoltz wie ein Phow, Gedenkt an Gottes Gericht behendt, so wirstu han ein gutes Endt »
La critique de la vaine élégance s’exprime, dans le tableau, par le fait que la Mort confectionne elle-même les dentelles qui la travestissent.
Anonyme crémonais, XVIème siècle, phototèque Zeri.
Le memento mori sert de prétexte à cette image troublante et rarissime, première forme moralisée du striptease.
Le miroir de la vie et de la mort, gravure XVIIème, Musée Carnavalet, Paris
Mais la formule-type, qui va avoir un grand succès au XVIIème siècle, divise verticalement l’image (ou la statuette) en deux (j’en ai rassemblé une collection, dans La mort bifide).
Ad majorem diaboli gloriam, Rops, dessin, vers 1875 Date inconnue
Je n’ai malheureusement pas pu trouver la source de l’image de droite. Sur la série des Naturalia de Rops, voir 2 Les pantins de Rops.
Solana
Le miroir de la Mort
José Gutiérrez Solana, vers 1929
D’après le biographe de Solana, Manuel Sánchez Camargo, le tableau est inspiré par l’histoire macabre d’une homme qui avait acheté un cadre pour un miroir destiné à sa fille. Or le cadre avait servi auparavant, dans une église, à encadrer la liste des morts. Peu de temps après avoir reçu le miroir, la fille mourut subitement.
Du coffre de mariage, en bas, sortent en guise de cadeau surprise un crâne de géant et un squelette d’enfant ; tandis que par devant, l’ex-voto d’une main féminine enserré par une main masculine évoque le mariage qui n’aura pas lieu.
Pour Solana, ce sujet particulièrement riche est aussi l’occasion de décomposer, en trois temps, le dénudement de la fille :
- en robe et les cheveux tirés ;
- nue et les cheveux dénoués ;
- plus que nue et sans cheveux.
Le pont de la mort (La Baraja de la Muerte)
José Gutiérrez Solana, 1927
Le même cadre rouge orné de crânes et de tibias apparaissait déjà dans cette oeuvre antérieure : le « pont de la mort » est matérialisé ici par la tête double-face, qui perd dans le miroir son turban et sa peau.
AINSI SERONS NOUS HUI OU DEMAIN
Tête double face en ivoire, France, date inconnue, Wellcome Collection
Ce type d’objet de curiosité existe effectivement. Pour consulter ma collection, voir La mort biface.
Têtes et masques (Cabezas y Caretas)
José Gutiérrez Solana, 1945
Autre manière de montrer que la chair n’est qu’un masque qui cache le squelette et la bête.
Date inconnue
Même idée de striptease poussé à la limite, dans une culture moins catholique.
Le Reflet, Ernest Boiceau, collection privée
Ce tableau du designer suisse Ernest Boiceau fusionne ici le thème de Narcisse avec celui de la Jeune fille et la mort.
Magritte
Le double secret
Magritte, 1927, Centre Pompidou, Paris
Nous suivons ici dans ses grandes lignes l’analyse détaillée de Nicole Everaert [1].
En enlevant la peau pour montrer la structure cachée, l’oeuvre fonctionne à la fois selon le principe du dévoilement et celui du dédoublement (puisque le visage enlevé est conservé à côté, comme un masque).
Que voit-on à l’intérieur ? Des grelots invaginés dans une membrane métallique : nous effleurons ici le thème de l’automate, du mécanisme caché sous la chair.
Pour Nicole Everaert, une clé de lecture possible pourrait être le mot de « marotte », qui signifie à la fois le sceptre du fou, garni de grelots, et « une tête de femme, en bois, carton, cire …, dont se servent les modistes, les coiffeurs ».
Une seconde clé est fournie par le titre, qu’on peut lire de deux façons : « Est-ce le secret qui est double ? Ou le double qui est secret ? Les deux à la fois! » :
- lorsque « double » est l’adjectif et « secret » le substantif , nous voici dans le thème du dévoilement et de l’absence de parole : exprimés visuellement par le masque inexpressif et par les « grelots réduits au silence par leur fixation sur la surface ondulée ».
- lorsque « double » est le substantif et « secret » l’adjectif, nous voici dans le thème du dédoublement : la copie dissimulée à l’intérieur de nous-même n’est qu’une collection de grelots (ou de hochets) ; le visage mystérieux ne cache finalement que du rien.
Le cercle vicieux
Magritte, 1937, perdu durant le Blitz en 1940
Une femme enlace et embrasse son double anatomique.
Pourquoi ce cercle est-il vicieux ? Parce que si la femme a été coupée en deux comme une carcasse animale, alors les deux moitiés que nous voyons sont en fait la même, vue de devant et de derrière. L’enlacement amoureux n’est qu’un substitut à un recollage impossible : parfaite illustration de l’Androgyne de Platon.
La conversation
Delvaux, 1944, Collection privée
Au XXème siècle, le thème de la Jeune Fille et la Mort s’enrichit de nouvelles possibilités. On sait que le squelette vu en radiographie n’est autre que l’ombre du corps. Si la lampe de gauche est à la fois aux rayons X et au pétrole, alors elle projette la femme sur le squelette, et le squelette sur le mur.
Le double rideau vert accentue l’effet gémellaire entre la jeune fille mélancolique et son ombre radioscopique.
Pinup vue aux rayons X
Calendrier Juin 2010 de la firme EIZO (imagerie médicale)
Non content de mettre le dedans dehors et d’inverser le blanc et le noir, cette technique radicale fait le contraire de l’artiste, en mettant à plat la profondeur.
L’ange de l’anatomie
Léonor Fini, 1949, lithographie
Ici le dénudement s’effectue par parallélisme :
- le V des ailes tombe dans le V du tissu ;
- le triangle de la perruque tombe dans celui des bras.
Décalcomanie
Magritte, 1966, Collection privée
Il y a de nombreuses manières de décrire ce tableau.
On pourrait dire qu’il nous restitue, en projection sur un rideau de cinéma, non pas ce que l’homme en chapeau regarde, mais ce qu’il nous empêche de voir. Ainsi le pendant glisse sémantiquement de « couper la vue » à « découper la vue ».
On pourrait aussi dire que dans le pendant de gauche, l’homme est devant le rideau qui est devant la mer. Et que dans le pendant de droite, le rideau est devant la mer qui est devant le rideau qui est devant la mer.Autrement dit : supprimer l’homme, c’est supprimer la profondeur et créer une régression à l’infini.
Ou bien, d’une manière plus condensée : sous son chapeau et sa redingote, l’homme est un être rempli de nuages.
Ou encore : plus que nu.
La grasse matinée
Clovis Trouille, 1955
Clovis Trouille décompose la même idée, en débandelettant sa momie jusqu’à l’absence.
La promesse
Madeline von Foerster, 2012, Collection privée
Le dialogue entre la vivante et la morte se noue autour de la promesse d’une permanence de l’âme (le papillon qui, ayant abandonné la coquille, habite maintenant dans le chêne). Les motifs en fleurons des pilastres sont dédiés au couple, aux foetus, et au coeur qui les irrigue.
L’Art anatomique
Cette nouvelle forme artistique, très décorative, est devenue la spécialité de certains graphistes ou peintres [2]
The visible vixen
Keith Weesner, 2006
Avec ce kit imaginaire, Keith Weesner révèle avec humour non pas l’intérieur sous la peau, mais le voyeur derrière l’amateur d’anatomie
The legs of John Willie
LucioPalmieri, 2013, Collage
Autre manière efficace de fusionner deux genre d’images sous le manteau.
FFO (For Fans Of)
Ce graphiste moscovite anonyme et gratuit effectue sous Paintool et Photoshop des détournements à la fois esthétiques et pleins de sens.
2013 2014
Fernando Vicente [3]
Vanitas-Carne d’amour Vanitas-Grossesse
Michael Reedy [4]
Expulsion
Michael Reedy utilise le vocabulaire graphique médical pour confronter une femme nue, entourée de formes biologiques aux couleurs chaudes, et son double rendu transparent et multicolore, entouré de structures moléculaires et cristallines. Seule l‘ombre commune fait contact entre ces deux entités qui s’ignorent.
Autoportrait
Sur les mêmes fonds opposant le minéral et l’organique, chacun ici garde son ombre.
69, POSSIBLY 80 by 35
Michael Reedy
Le pendant féminin/masculin se combine avec les nombreuses oppositions que génèrent les zones disséquées : caché/voilé, uni/coloré, uniforme/multiforme, esthétique/organique, synthétique/analytique…
La mode anatomique
Etudes pour la robe-squelette, Dali, 1938 Robe-squelette, Elsa Schiaparelli, 1938
Cette robe en un seul exemplaire est un des modèles crées lors de la collaboration entre Dali et Schiaparelli [5]
« Revealing she’s baring her heart », Années 50
A la grande époque de l’effeuillage, un couturier parisien anonyme a mis au point ce modèle, permettant d’aller jusqu’au coeur du sujet.
John Lucas, 1985, costume d’Halloween à découper, pour son personnage Katy Keene Halloween, Leha van Kommer, vers 2015
Outre-Atlantique,
Skeleton dresses, Alexander McQueen, 2009
En 2009, la robe-squelette revient dans la haute couture.
Costume de scène de Lady Gaga par Oscar Olima, 2009 Costume de scène de Mylène Farmer par Jean Paul Gaultier , tournée No 5, 2009
On note une certaine concurrence dans le défi chic à la mort.
Robe pour un concert Joe Hisaishi, pour la chanteuse taiwanaise Mei, vers 2011 Robe squelette par Iris Van Herpen, 2011
Deux exemples parmi d’autres de cette mode anatomique, qui semble avoir aujourd’hui fait son temps.