Ailleurs qu’en Italie, le mannequin de peintre n’a pas véritablement donné lieu à une école ou à une tradition nationale : il est adopté sporadiquement par quelques artistes, parfois comme objet symbolique, parfois simplement comme signe de reconnaissance visuel.
En Allemagne et Europe Centrale
George Grosz
Automates républicains, 1920 Daum marries her pedantic automaton George in May 1920, John Heartfield is very glad of it, Berlinische Galerie, paru dans Der Dada No. 3 (Avril 1920)
Sans titre, 1920, Kunstsammlung Nordrhein Westfallen L’homme nouveau, aquarelle, 1921
George Grosz
Le mannequin de couturier à la Chirico tend maintenant à devenir automate : le thème échappe définitivement à l’esthétique de l’atelier d’artiste, pour devenir le symbole urbain de l’aliénation.
L’homme à la poupée, Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin Autoportait au chevalet, collection privée
Oskar Kokoschka, 1922
Après sa rupture avec Alma Mahler, Kokoschka s’était fait confectionner une poupée grandeur nature à son effigie, qu’il trimbalait dans tout Vienne et a représentée dans plusieurs oeuvres, notamment le tableau de gauche.
Dans celui de droite, le rapport de domination s’inverse : la poupée a changé de coiffure, a rosi, s’est mis du rouge à lèvres et du rimmel, est passée à l’arrrière-plan et regarde le peintre d’un air bête, tout sortilège évanoui.
C’est dans la lignée de cette aventure que Bellmer développera son propre fétichisme de la poupée, qui sort du thème du mannequin d’artiste
Nature morte dans l’atelier (Stilleben im Atelier)
Otto Dix, 1924, Kunstmuseum, Stuttgart
La main droite levée en l’air du modèle semble accomplir le mouvement ébauché par la même main du mannequin. Et sa jambe droite, avec son bas qui tirebouchonne, imite la même jambe du mannequin qui, étant de tissu, n’a pas besoin de lingerie.
Géométriquement, les deux montants du chevalet poussent à comparer la poitrine de chair et la poitrine de toile. Le montant de gauche, en barrant le ventre de la femme enceinte, insiste sur son opulence, comparé au ventre plat du mannequin inutilement voilé par une gaze ridicule. Enfin, le pied du chevalet mène l’oeil du cou en poireau du mannequin, au visage halluciné de la modèle, à son épaisse toison et à son aisselle velue.
Faut-il conclure de ces mimétismes que la Peinture et le Dessin, symbolisés par le chevalet et l’équerre, sont capables de transformer le piteux mannequin en une mère plantureuse ?
Le titre même du tableau nous pousse à une conclusion plus cynique : en unifiant dans le terme « nature morte » la femme et le mannequin, il chosifie la modèle de chair tandis que la modèle de tissu gagne en humanité. Trouée aux mites et comme couverte de bubons, elle apparaît comme la soeur putréfiée que, comme une Pieta, la vivante porte sur son sein, élevant vers le ciel un bras désespéré et un regard exorbité.
Comme une femme découvrant qu’en donnant la vie, elle enfante sa propre mort.
Mannequin dans l’atelier Mannequin au miroir
Niklaus Stoecklin, vers 1930, collection privée
Surréalisme suisse tranquille.
Nature morte au mannequin, aux livres et à la carafe
Hans Walter Scheller, 1929, collextion privée
Surpris par derrière, le mannequin est pris en train de manger les fruits du peintre, boire son café et son vin, et lire ses bouquins. La vue plongeante fait tout l’intérêt de cette toile sans conséquence.
Mannequin (Gliederpuppe) Wilhelm Lachnit, 1948, Neuen Nationalgalerie, Berlin
Vingt ans après le tableau post-cubiste de Scheller, exactement les mêmes objets réapparaissent dans cette nature morte post-expressionniste, dans une ambiance moins festive : la bouteille est vide, la pomme et le livre sont uniques, et les gants blancs semblent interdire au mannequin de se saisir de quoi que ce soit. Il semble compter le chiffre 8 sur ces doigts, mais peut être est-il en train d’argumenter stérilement : auquel cas il pourrait incarner le système privé d’âme, assis sans le regarder face au peintre qui lisait son livre. L’objet creux devant son coude gauche reste une énigme à déchiffrer (un morceau de bras désarticulé ?).
Wilhelm Lachnit, 1948
Emprisonné sous Hitler, Lachnit a vu une grande partie de son oeuvre détruite lors du bombardement de Dresde. Nommé professeur à l’Ecole des Beaux-Arts dans la RDA de l’après-guerre, il était en bute dès 1948 a de nombreuses critques, et a dû démissionner en 1954 pour « formalisme » et défaut de réalisme.
Wojciech Weiss
Wojciech Weiss, 1926 Wojciech Weiss,1934
En 1926, la modèle nue regarde avec curiosité son contraire et néanmoins confrère : un mannequin mâle, habillé jusqu’au cou, et qui la regarde avec une égale curiosité.
En 1934, le duo est devenu un trio. Dans un bric-à-brac d’artiste, la modèle bien en chair se repose le regard vague en mangeant des cerises. En face d’elle, le mannequin bellâtre la contemple, on comprend bien qu’il ne serait pas de bois s’il n’était pas de bois. Entre les deux, le Cupidon doré brandit sa flèche et ironise sur cet amour platonique.
Krisis
Wojciech Weiss, 1934
« Ceci est non seulement une crise, mais une fin. Les ateliers d’artiste accumulent des piles d’images dont la société d’aujourd’hui n’a pas besoin… Je ne pensais pas du tout ici au symbole. Je peins seulement la nature. » Wojciech Weiss dans la revue « En avant » (Naprzód) le 29 Avril 1934.
En France, rien à signaler
La Femme et le Pantin
Photographie d’André Derain, vers 1930, Paris
Portait de Léonor Fini
Photographie d’Henri Cartier-Bresson, 1932, Paris
A ma connaissance, aucun peintre français important ne s’est intéressé au thème au XXème siècle.
En Angleterre, le manequin cosy
Dans l’entre deux guerre, des portraitristes mondains se délassent, de temps en temps avec des mannequins très peu subversifs, qui font tranquillement les gestes de tous les jours.
Le repos (Reposing I)
Alan Beeton,1929, Beeton Family Estate
Le repos (Reposing II)
Alan Beeton,1930, The Fitzwilliam Miseum
Deux des sept portraits que Beeton fit de son mannequin féminin : en 1929, elle relève sa robe en contemplant des images légères ; en 1930 elle se fait plus discrète, cachée derrière un rideau [8].
Nu et mannequin
David Jagger, date inconnue, Collection privée
La symétrie de la composition fait ressortir le contraste maximal entre la femme et le mannequin : vue de dos contre vue de profil, bras levés contre bras baissés, regard clair contre yeux dans l’ombre.
A gauche, la peau blanche s’appuie sur le tissu du fond, à droite le tissu écru se découpe directement sur le mur. Ainsi est mise en évidence l’énigme intrinsèque au mannequin, jamais véritablement mis à nu : car comment enlever sa peau à un être de textile ?
Mannequin au miroir
John Bulloch Souter, date inconnue
Le mannequin (The Lay Figure)
Victor Hume Moody, 1942
Le mannequin comme visiteur dans l’atelier ou comme acheteur de son propre portrait.
Dressing the Model, 1989-90 Self portrait with lay figure, 1995
John Stanton Ward
Un peu partout
Manikins
Paul Cadmus , 1951
Sur un table de bois, les deux mannequins de bois s’abandonnent à une étreinte gidienne sur un oreiller de littérature engagée (Corydon, les sonnets de Shakespeare). Posée à côté des Lettres de Michel-Ange, une main de bois les bénit.
Matias Quetglas,1985
Le vin est-il la cause de la chute, ou le moyen de la résurrection du mannequin ?
Charles Pfahl
Other Gates 1, 1998–2001 Blutterbunged (abasourdi)
Dans une série d’huiles sur toile à la fois hyper et surréalistes, Charles Pfahl associe un mannequin féminin à des poupées et des squelettes de poisson. Face à la dureté du celluloïd et des dents, la mollesse et le décrépitude du mannequin le font apparaître comme étrangement humain.
Sleepaway Archetype (détail)
C’est la gueule dentée du poisson mort qui donne au mannequin la capacité d’enfanter.
Archetype, Charles Pfahl, 2003, huile sur toile
Shadow, 2012 The Offering
Ainsi le mannequin caricature le destin de la Femme, d’un plaisir mécanique à l’enfantement d’un squelette.
Anubis, Charles Pfahl
Robbie Wraith
Soliloquy Arrière-pensée
Robbie Wraith, 2014
A gauche, le mannequin, qui peut prendre toutes les poses, tient sur son coeur trois masques vénitiens : affection d’un corps sans vie pour un visage sans identité.
A droite, la feuille blanche derrière le mannequin et le miroir vide derrière la marionnette matérialisent les deux arrières-pensées de l’artiste : trouver un sujet, imiter le réel.
Alexandra reflection Portrait-in-Two-Worlds
Dans ces deux tableaux où la composition se sert du miroir pour réunir le peintre et son modèle (voir Le peintre en son miroir : L’Artiste comme compagnon), la présence du mannequin ajoute une solidarité supplémentaire : assis jambes écartées, voire couvert d’un manteau rouge, il ressemble au modèle ; mais situé en face et de l’autre côté de celui-ci, il fait pendant au peintre dans une sorte d’antiportrait passif : bras ballants et visage absent.
Cesar Santos
1 Hunting season 2 The Explorer
3 Crossbreed 4 Naughty Role Models
5 Annunciation
Cesar Santos 2012
Dans la lignée d’Alan Beeton, Cesar Santos a redécouvert le potentiel onirique et érotique du mannequin d’atelier, auquel il a dédié en 2012 cette remarquable série, que nous laisserons à son mystère.
Autoportrait à l’atelier
Louise C. Fenne, 2014
Retranchés derrière la cloison, le perroquet a échappé à sa cage et le mannequin à l’artiste, pour mener une vie indépendante. Dit autrement : la Couleur et la Forme se planquent, tandis que l‘Inspiration attend.
Références : [8] Beeton commença par une série de quatre : Composing et Decomposing, complétée par Posing et Reposing. Vu le succès, il fit une seconde série de trois: Posing , Reposing (Fitzwilliam Museum) et Composing.