Inventé par De Chirico pendant la première Guerre mondiale, le mannequin a fait carrière en Italie plus que partout ailleurs : emblème d’abord de la peinture métaphysique, puis signe de ralliement de ceux qui se réclament d’un retour à la tradition.
De Chirico
La Nostalgie du Poète, Musée Peggy Guggenheim, Venise Le voyage sans fin, The Wandsworth Atheneum, Hartford
Giorgio de Chirico, 1914
Le tout premier mannequin de De Chirico a été peint à Paris en 1914, sous l’influence de Guillaume Apollinaire :
« Quand un homme sans yeux sans nez et sans oreilles
Quittant le Sébasto entra dans la rue Aubry-le-Boucher »
Apollinaire, « Le Musicien de Saint-Merry »
Il apparaît discrètement, peut être vu de dos, en tout cas en affinité d’aveuglement avec la statue à lunettes noires.
Dans Le voyage sans fin, il fait corps avec elle, et la canne d’aveugle est posé en offrande sur l’autel, comme si la statue avait gagné son oeil unique par la magie du mannequin.
Fasciné depuis longtemps par le thème de l’inanimé, Chirico donne à sa statue-fétiche un alter-ego novateur, qui modernise radicalement le vieil accessoire des ateliers d’artistes : il s’agit maintenant d’un objet manufacturé, un objet du XXème siècle, un ustensile de couturier.
Hector et Andromaque
De Chirico, 1917, Galleria Nazionale d’Arte Moderna, Rome
La famille du Peintre
De Chirico, 1926, Tate gallery
Il développera ensuite le thème de multiples manières, jusqu’à en faire un procédé. [7a]
Mère et fils Carlo Carrà, 1917, Pinacoteca di Brera, Milan Nature morte, Giorgio Morandi, 1918, Pinacoteca di Brera, Milan
En 1916, Carrà rencontre De Chirico et passe du futurisme à la peinture métaphysique. Imité bientôt par Morandi.
Casorati
Mannequins, Museo del Novecento, Milan, photo jean louis mazieres Madre o Maternità, Gemäldegalerie Berlin
Felice Casorati, 1924,
Dans un de ses très rares autoportraits, Casorati se montre en train de peindre (de la main gauche) dans un miroir, qui renverse l’image du tableau dans le tableau (« Maternità », peint la même année 1924).
A l’opposé des faces aveugles de leurs devanciers, les deux mannequins complètent par leur regard ce qui manque aux personnages tout en inversant leur sexe :
- le mannequin mâle a les yeux baissés, comme la mère ;
- le mannequin femelle a des yeux pénétrants, comme le peintre.
Le mannequin rose, 1934, Casorati Photographie de Casorati par Herbert List, 1949
Sans s’enfermer dans la formule, Casorati fera de loin en loin un clin d’oeil au mannequin.
Mannequin jouant de la musique, 1934 Mannequin jouant du piano, 1946
Nature morte au mannequin, date inconnue
Adriano Gajoni
L’effet d’étrangeté et de modernisme que véhicule le mannequin ouvre la porte à une certaine facilité.
Autoritratto nello studio di via De Spuches
Michele Dixit, 1942
Une oeuvre isolée du peintre sicilien, réalisée juste avant son départ pour le front yougoslave : les grands tableaux aux murs montrent comment l’art réussit à transfigurer en Vierge ou en ange la présence prosaïque du mannequin.
Nu au cheval en plâtre, 1940 Portrait de femme avec un mannequin, 1944
Italo Cremona
Deux confrontations de la chair avec le bois ou le plâtre.
Les peintres modernes de la Réalité
En 1947-49, cinq expositions et un manifeste signalent la création en Italie d’un nouveau mouvement, en réaction envers les déficiences techniques de l’art dit moderne. Le mannequin, réchappé des peintures métaphysiques et surréalistes, va devenir une sorte de signe de ralliement du groupe, emblème à la fois du retour au techniques traditionnelles et de l’inanité de l’homme contemporain.
Nature morte, Antonio Bueno, 1948-49 Manichino,, Xavier Bueno, 1948, ancienne collection Sandro Rubelli
Ces deux toiles des frères Bueno fonctionnent probablement en pendant :
- à gauche le mannequin semble avoir perdu la partie : châssis vide, pions sans échiquier, lauriers de la gloire vaincus par l’électricité ;
- à droite, enveloppé dans le drapeau italien, il amorce une résurrection, griffonnant des notes et un croquis, tandis qu’à l’arrière-plan la statue antique rend hommage à De Chirico.
Double autoportrait
Antonio et Xavier Bueno , 1944
Les deux frères sont coutumiers des oeuvres réalisées en commun (voir aussi Compagnes de voyage).
Gregorio Sciltian
Participant dès le début au mouvement des Peintres modernes de la Réalité, Sciltian n’a abordé que dix ans plus tard le thème du mannequin.
L’école des voleurs, 1955 L’école des Modernes, 1956
Gregorio Sciltian
Dans le premier tableau, le mannequin (de couturier) sert à l’enseignement des pickpockets.
Dans le second, le mannequin (de peintre) est abandonné à droite, sous les lunettes du critique d’art Roberto Longhi, favorable au mouvement, et le regard éberlué de Lionello Venturi, pape de l’art abstrait.
Allegra serenata, 1960 Le mage, vers 1960
Sans titre, vers 1962 Le coin de l’atelier, 1962
Le coin de l’atelier (détail), 1962 Date inconnue
Gregorio Sciltian
Dans toutes ces toiles, le mannequin se comporte comme un alter-ego du peintre, jouant de la musique, faisant la fête, prenant sa place au chevalet et le miniaturisant dans le miroir de sorcière (voir Le peintre en son miroir).
Pietro Annigoni
Mais celui qui qui revenir au mannequin pour toute la durée de sa carrière est le plus talentueux et le plus célèbre du mouvement, Pietro Annigonni.
Manichino nello studio, 1946 Interno dello studio, 1947, anciennement collection Sandro Rubelli
Pietro Annigoni
Au départ, il n’est qu’un accessoire d’atelier, à peine plus tangible que les feuilles ou le papier-peint.
Allégorie de l’Homme Le grenier du Torero (La Soffitta del Torero)
Pietro Annigoni, 1950, Collection privée
Trimant sans avancer ou s’affrontant dans une corrida immobile avec un taureau réduit à ses cornes, il devient la figure de l’absurdité humaine.
Dirais-tu que ceci est un homme, La leçon
Direste voi che questo e l’uomo (La lezione)
Annigoni, 1953
Dans cette toile ambitieuse, Annigoni paraphrase à la fois le Saint Mathieu du Caravage et La leçon d’anatomie de Rembrandt pour placer le mannequin, à la plaie ouverte sur le torse, en situation expérimentale (voir 3 Voir et toucher). L’apprenti montrant un dessin de saint et la modèle nue au dessus du bucrane représentent probablement les traditions chrétienne et antique.
Annigoni, 1957, photographies Madame Yevonde
1957, photographie Madame Yevonde Date inconnue
Le mannequin participe à la posture du peintre solitaire, mélancolique et rebelle à son temps.
Contemplation du vide (Contemplazione del vuoto), 1970 Force paralysée (Forza paralizzata), 1971
Annigoni
D’en haut son regard absent plane sur la ville déserte.
Photo-souvenir (Foto ricordo), 1971 Date inconnue
Annigoni
Des couples impossibles se forment…
Ni vaincus ni vainqueurs (Ne vinti ne vincitori), 1971 Solitudine III, 1973, Cassa di Risparmio di Firenze
… et se défont.
Il était une fois Palladio ( C’era une volta Palladio), Annigoni, 1971 Escalier de la villa Gualdo, Montegalda.
Les modèles de paille ou de chair ont été pareillement mis au rebut au bas de l’escalier seigneurial, sous le regard d’une chouette à moitié effacée et tandis qu’une silhouette fantomatique remonte les marches vers le passé.
Annigoni a laissé une description assez précise de ses intentions :
« L’architecture qui émerge de la misère, miraculeusement intacte, symbolise un ordre irrécupérable, dont nous nous sommes séparés. Un ordre dont l’homme a été évincé, réduit à un nombre, à un mannequin. Le nu de la jeune femme contraste justement avec les silhouettes inanimées et inertes des deux mannequins. Le contraste est accentué par le choix des matériaux : la dormeuse d’époque et la feuille de caoutchouc mousse déroulée qui pour la raison opposée est tout autant emblématique. A l’arrière-plan, une silhouette, presque un fantôme, s’éloigne le dos tourné. Cette apparition fugitive – fréquente dans mes œuvres – introduit dans le tableau un motif de suspension, une interrogation consternée, qui coïncide avec mes sentiments plutôt qu’avec mes intentions. A un endroit de la scène veille un oiseau nocturne, l’un de ceux qui vivent solitaires dans ces bâtiments abandonnés, et qui pourrait ici prendre le sens de présage obscur que lui accorde la conscience populaire. »
Un mannequin dans l’atelier d’Annigoni Antonio Ciccone, 1958
Hommage au maître, de la part d’un élève qui s’applique.
Mannequin au drap blanc Mannequin à la pomme
Alfredo Seri, 1950
Deux poses assez stériles d’un mannequin cabotin.
Métamorphose
Déposition, 1987 sss
Vito Campanella
Le mannequin déchaîné finit par s’approprier tout l’espace de l’Histoire de l’Art…
Références : [7a] Pour lévolution du sujet chez Chirico, voir https://finestresuartecinemaemusica.blogspot.com/2019/05/la-solitudine-del-manichino-la-figura.html