Le plus grand des dangers est dans cette naïveté de la petite fille ; qui peut oser, et savoir oser, écrire sur des poupées au travers desquelles indiquer la violence, tout ce que vit l’enfant dans son intensité. Poupée neuve, poupée qui fond au soleil, qui se noie, qui brûle, c’est le destin même de l’enfant. Que l’on soit une petite fille modèle ou une Sophie, le départ ressemble à la mort comme deux gouttes d’eau, les animaux qu’on tue, les poupées qu’on fait souffrir exprès le savent. Car pour l’enfant comme pour Sophie, particulièrement, tout est premier, vie avant expérience, philosophie avant réflexion. Alors Paul Valéry nous aide : « La naïveté, jamais art plus subtil que cet art qui suppose qu’on en fuit un autre et non qu’on le précède ». Art de faire surgir l’émotion en nous, au moment précis de son surgissement, c’est cela qui se passe, grâce à des mouvements subtils de syntaxe, de simples décalages, des dispositions qui sont comme une respiration altérée, nous y conduisent, parfois c’est le simple suspens d’une question ou d’un fragment. Il semble que certains vers qui sont en équilibre au-dessus du vide, soient prêts à nous pousser dans le gouffre :
« Que nous reste-t-il aujourd’hui que nous n’aurons pas demain ? » (p. 14)
« Les mots n’existent plus dans moi ma gorge/S’ils sortaient ce serait/ De la peine perdue » (p. 19)
« La vie n’est contenue dans aucun corps/ Mort il sort même de son nom » (p. 54)
Ce n’est pas tout d’isoler des vers, car ce qui compte aussi c’est une forme de récit, on entre dans un autre monde, un autre temps, où il y a des personnages, on pourrait se sentir éloignés d’eux, mais ce qui nous en rapproche est l’essentiel, la reconnaissance de l’évanescence des choses. L’écriture d’Ariane Dreyfus nous renverse, chaque poème est un pincement face à ce qui n’a pas de durée, le geste de l’enfant, sa détermination dans le refus d’obéir, cette fragilité et cette fuite de ce que l’on veut saisir trop fort. C’est peut-être là que l’on trouve l’élasticité de la vie à moins que dans le vers de Rimbaud : « Comme des lyres, je tirais les élastiques/ de mes souliers blessés ». Un chatoiement de sensations, d’images qui ne sont pas celles du film, car ce que l’on voit est l’intérieur même des mots, ils s’agitent sous nos yeux comme des jambes sur une chaise trop haute.
Camille Loivier
Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique, Le Castor Astral, 2020, 107 p., 12€
C’est là
(…)
Faire naufrage, sortir sa tête, se noyer, disparaître
Sortir sa tête, se débattre, être et seul
C’est comme s’il avait encore le museau dans la vie
Et la mort dans l’eau, et seul,
Petit, et seul
Sophie peu à peu devient
Une pierre brûlante
Soudain elle remonte et cherche partout
Un grand bâton, il faut lui enfoncer la tête
Pour qu’il meurt plus vite
Plusieurs fois elle le fait, elle le fait plutôt que pleurer
Maladroite infatigable
Elle tape tantôt sur l’eau, tantôt sur lui
Tournant autour de l’étang
L’eau envahit le bas de sa robe, bientôt
Elle ne verra plus rien dans la nuit
Cela a déjà eu lieu, cela ne recommencera pas
(p. 72-73)