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Non-dualité de la conscience et du langage

Publié le 21 août 2020 par Anargala
Shiva and Parvati | Cleveland Museum of Art

"L'absolu est au-delà des mots" : telle est l'une des opinions les plus répandues. Le bouddhisme et le Vedânta défendent cette idée d'un gouffre entre le langage et l'éveil (bodha, terme qui désigne aussi la conscience). Selon eux, les mots n'ont rien à voir avec l'être (tattva), avec "ce qui est", mais seulement avec des constructions sans rapport avec l'être. "Être et penser ne sont pas le même" pourrait être la réponse bouddhisto-védântique à Parménide. 

Mais pour autant, ça n'est pas la réponse de (toute) l'Inde. Or, comme ce sentiment d'une impuissance du langage est aujourd'hui si répandue, il n'est pas inutile de la questionner. Le bouddhisme a certes rencontré la "déconstruction" (un courant de pensée très influent né en France) et le capitalisme, dans une sorte de "convergence des luttes". Que la chose est ironique ! quand on songe que, justement, ces pensées nient tout universel, toute identité, toute constante... Il est vrai (!) que la pensée postmoderne, comme on l'appelle aussi, se fait une fierté d’asséner des contradictions comme si elles étaient des solutions. Mais ce faisant, 1) ce courant favorise un matérialisme qui nie la personne et l'humanité et 2) favorise la marchandisation de la personne et de l'humanité - y-compris de la culture et, précisément, du langage. Du reste, ce dernier connaît un effondrement inouï dans toutes les cultures contemporaines. J'y vois une relation de cause à effet et je me désole de la spiritualité non-duelle qui célèbre "l'impersonnel" et "le percept brut" de la manière la plus unilatérale. Je confesse qu'à écouter cette rhétorique, je me sens invariablement envahi du même genre de malaise qui m'assaille quand j'essaie de trouver la sortie d'un magasin IKEA. Y aurait-il un lien ? Allez savoir.

Pour clarifier ma position sur l'humanisme, je dirai simplement que la vie intérieure se déploie en trois phases : l'individu ignorant le divin ; l'individu mourant dans le divin ; l'individu renaissant dans le divin. Telle est la marche, naturelle et surnaturelle, de l'individu en chemin dans l'être, toujours déjà atteint mais auquel l'individu n'est jamais pleinement adéquat. Un discours de déconstruction de l'individu, avec les identités auxquelles il s'identifie, est nécessaire et légitime concernant la seconde phase. Mais cette déconstruction n'est pas la fin du chemin. Bien plutôt : mort ET renaissance. Tel est le cycle de la vie. Il y a une illusion de l'individu ; mais il y a aussi une vérité de l'individu. 

Or, ceci vaut aussi bien pour le langage. Cette intuition, que l'on retrouve dans le tantrisme et, éminemment, dans le shivaïsme du Cachemire, a son origine dans une tradition peu connue et hautement originale, celle de la "théorie de l'absolu comme langage" (shabda-brahmâ-vâda), développée par un génie du VIe siècle (?), Bhartrihari. 

Il dit :

na so 'sti pratyayo loke yaḥ śabdānugamād ṛte /

anuviddham iva jñānaṃ sarvaṃ śabdena bhāsate // 1.131 //

"Dans le monde, il n'existe pas d'expérience/ d'intuition/ de réalisation (pratyaya) qui ne se conforme au langage.
Toute expérience/ cognition (jnâna) apparaît comme tissée de langage."

Pratyaya est un terme aux multiples sens, mais qui désigne d'abord l'expérience en général. En contexte spirituel, en particulier Kaula, pratyaya signifie à la fois la réalisation spirituelle et les signes ou manifestations empiriques de cette réalisation, comme par exemple la transe ou l'immobilité. L'idée est que même les expériences apparemment les plus "directes" sont en réalité de nature linguistique, même celles qui semblent "sans discours" (nirvikalpa), comme celles des yogis. En fait, l'absolu (brahman) lui-même est langage (shabda).


vāgrūpatā cet utkrāmed avabodhasya śāśvatī /
na prakāśaḥ prakāśeta sā hi pratyavamarśinī // 1.132 //

"Si l'essence éternelle de la conscience
- (à savoir), la parole - venait à mourir,
alors la (conscience en tant que) manifestation
ne pourrait plus (rien) manifester !
Car, en effet, la (conscience) est retour sur soi."
Extrait de : Les phrases et les mots (Vâkyapadîya)
Ce verset contient en bref toute la philosophie tantrique de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ) : prakāśa et vimarśa, personnifiés respectivement par Shiva et par la Déesse. Que la conscience (avabodha, bodha, mais aussi samvit, samvedana, samvitti, cit, citi, caitanya) soit "lumière" manifestante, tous l'accordent. Qu'ils soient bouddhistes ou védântins, la plupart des philosophes indiens reconnaissent qu'il existe quelque chose comme une conscience, et que cette conscience est la "lumière" ou "illumination" (c'est le sens premier de prakāśa), mise en lumière des être et des choses, qui accompagne nécessairement toute expérience, sans quoi... il n'y aurait que ténèbres. La conscience est donc "manifestation", acte de manifester, par exemple ce vase devant moi (=en moi, "dans" cette manifestation, en dépendance d'elle).

Mais il y a quelque chose de plus, une autre dimension dans la conscience (c'est-à-dire dans l'expérience, anubhava, pratyaya, jnâna). C'est cette dimension que le bouddhisme, le sâmkhya et le Vedânta ont manqué selon Bhartrihari, et que le tantrisme va explorer. Cette dimension est désignée par le terme intraduisible vimarśa. Mais ce qui est certain, c'est que vimarśa a à voir avec le langage. Il désigne en effet l'acte de juger, d'évaluer, d'estimer, de penser, etc. Dans les discours bouddhistes ou védântiques, vimarśa équivaut d'ailleurs à vikalpa, l'acte de visée d'un objet, qui est simultanément exclusion de tout ce qu'il n'est pas. Par exemple, regarder ce vase, c'est faire abstraction de tout ce qui, autour, pourrait aussi être perçu. 

Or, les philosophes tantriques vont faire le lien entre ce pouvoir de penser et la Puissance féminine qui est au centre du tantrisme, en particulier dans ses niveaux les plus ésotériques. Mais, même au niveau le plus exotérique (le shivaïsme comme religion universelle), il est clair que la Déesse est très importante. Elle ne se réduit pas à une illusion. En fait, elle est la conscience, ou plutôt le cœur vivant de la conscience, justement désigné par le mot vimarśa. Être (Shiva) et penser (Shakti) sont donc inséparables, "comme les mots et leur sens", selon la formule célèbre du poète Kâlîdâsa. Nous sommes à l'opposé du bouddhisme et du Vedânta "bouddhicisé" (channa-bauddha). Le Vedânta de Bhartrihari, au contraire, est sans doute plus proche de l'esprit védique : l'absolu est langage et son "corps" premier, c'est le Veda, la parole primordiale, qui elle-même se rassemble (comme la Kundalinî se contracte dans le Linga au centre du Yoni, le Point au centre du Triangle) dans le "bourdonnement" om. 

Cette philosophie est donc une philosophie de la continuité. Au lieu de marquer les ruptures, comme le font le bouddhisme et la Vedânta en instituant le monachisme, l'ascétisme et le renoncement aux plaisirs, le tantrisme souligne les continuités : de l'absolu jusqu'à nos mots de tous les jours, c'est un seul acte de conscience, une seule "vague" (ûrmi). Bien sûr, les mots ne sont que des fragments de l'absolu et ils sont conditionnés par les besoins, l'égoïsme, etc. Ils ne peuvent exprimet adéquatement l'absolu. Mais Bhartrihari et la Reconnaissance voient dans ces fragments des fragments de l'absolu, plutôt que des illusions venues dont on ne sait où. La manifestation cache, mais ce faisant, elle dévoile. D'où une vision de la vie intérieure comme célébration de la vie, comme unification et réconciliation. Et cela aussi bien dans le langage. Est-ce un hasard si les maîtres du shivaïsme du Cachemire sont aussi, à défaut d'être de grands poètes, des maîtres de poésie ?

Bien sûr, l'absolu est langage, mais pas langage des mots. L'absolu est langage "compressé", ramassé en intuition, comme la vision globale d'une ville depuis une colline. Les discours sont ensuite le déploiement de ce langage intuitif, marche articulée dans l'espace (pour les substantifs) et dans le temps (pour les verbes). 
Bhartrihari et le tantrisme (la Reconnaissance) explorent avec une finesse sans précédent ce rapport entre les mots et leur source, qui est la conscience - cette conscience pure qui est déjà un langage. Abhinavagupta en particulier consacre de profondes analyses à ces moments où la conscience comme langage pré-discursif (d'avant les mots), affleure à nu dans l'expérience, comme par exemple lorsque je courre à perdre haleine. Dans ces moments, en effet, il y a pensée (choix, sélection, opération, action) ; mais pourtant il n'y a pas de mots. Car articuler ralentit l'action, me privant de cette précieuse vitesse qui pourrait, par exemple, me permettre de sauver ma vie en courant.
L'attention portée à ces actions courantes (c'est le cas de le dire !) est, selon Bhartrihari et le tantrisme, la clé de l'éveil spirituel. Les mots et les gestes se révèlent alors comme des prolongements du Soi, en un seul geste, comme les vagues sur la mer ne sont rien d'autre que le mouvement total de la mer. 

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