LA HAINE EN OFFRANDE_ 07
Dans le cadre de la mise en place de la nouvelle grille, les responsables de la programmation des émissions viennent de proposer à Charly d’intégrer Les Routiers sont sympas, l’équipe de Max, en aménageant ses horaires en fonction des cours de Capacité en droit qu’il s’apprête de suivre dès octobre à l’université d’Assas. Charly accepta avec une joie qu’il ne dissimula pas. Les auditeurs qui souhaitent se déplacer gratuitement d’une ville de France à une autre, plus ou moins confortablement installés dans la cabine d’un routier sympa téléphonent à la radio qui diffuse leur message. Les chauffeurs désireux d’accomplir une bonne action, de partager leur état d’âme, ou de faire de belles rencontres appellent le standard et le tour est joué. Charly débuta la semaine dernière. Il n’embauche pas avant 16 h. Son travail consiste à rédiger des fiches qu’il transmet à Max, à répondre hors antenne aux auditeurs, aux auto-stoppeurs ou aux camionneurs, et à préparer éventuellement leur passage à l’antenne. Pendant trois mois, jusqu’à septembre, il travaillera en binôme pour se former à l’esprit et au contenu de l’émission.
Charly est très content de son parcours depuis qu’ils revinrent d’Israël, voilà plus de sept ans maintenant. C’était en mai 1967. Son père, sa mère, Yacoub, Yvette, Habiba et lui s’installaient chez les grands-parents Zohar et Ginette, les uns et les autres heureux de se retrouver. Zohar résidait toujours à Port-Vendres, mais dans un appartement plus spacieux. Il ne travaillait plus depuis un an. Il avait été définitivement arrêté suite à un accident de travail. Ginette se morfondait plus encore depuis la disparition de Sadia. Ce mois d’avril là fut doublement douloureux pour la famille. Dix jours avant la mort de sa mère, Ginette apprenait le décès de Daoud, fils de Yacob Benaroche. L’accueil qu’elle réserva à sa fille et à la petite famille fut à la fois des plus joyeux et rempli de larmes. Le lendemain de leur arrivée, ils s’étaient tous rendus en autocar à Perpignan pour se recueillir sur la tombe de Sadia, dans le cimetière Hillel. Gaston se mit à la recherche d’un travail dès la première semaine. Il dictait des lettres de candidature spontanée à son fils qui les écrivait. Il répondait aux petites annonces lues dans les journaux ou sur la vitrine d’une boulangerie, d’une pharmacie. Il arrivait que Gaston se déplaçât jusqu’aux entreprises qu’il avait ciblées dans un courrier. D’autres fois il se présentait à la porte de telle ou telle société qui surgissait sur son chemin. Dans son CV il ne mit guère en avant son expérience de chauffeur acquise à Oran et à Ashdod. La conduite en France le déprimait, il n’était pas très sûr de lui, ne se sentait pas capable de slalomer comme les Parisiens ou même les banlieusards. Il ne voulait pas s’aventurer à prendre le volant de quelque engin que ce fût. Le soulagement lui parvint au milieu de l’été en la forme d’une lettre avec cet en-tête « Bazar de l’Hôtel de Ville de Paris ». Bien qu’ils participaient régulièrement à l’entretien de la maison, à l’achat des courses, qu’ils se faisaient discrets, Gaston et Dihia étaient bien contents de libérer Zohar et Ginette de leur charge. Le directeur du Bazar parisien stipulait dans la lettre qu’il proposait un poste de vendeur au rayon bricolage de son établissement. Gaston répondit au téléphone « la proposition m’intéresse, je suis d’accord… » Le responsable l’attendait dans son bureau « au plus tard jeudi si vous n’y voyez pas d’inconvénient ». Le lendemain Gaston prit l’autocar jusqu’à Toulouse et de là le train jusqu’à Paris gare de Lyon. Il se rendit directement au Bazar. Le soir il appela Zohar « L’affaire elle est conclue ! » Les prétentions salariales très modestes de Gaston firent la différence avec d’autres postulants. Dans la foulée il prit une chambre dans un hôtel meublé, le temps de trouver un appartement. Son chef de rayon lui apporta une aide décisive. En septembre Gaston et les siens emménageaient dans le 17e arrondissement, en haut du boulevard Malesherbes, entre la place Wagram et le vieux lycée Carnot, au 142 exactement. L’emploi dans le Bazar lui convenait parfaitement. La mère lessivait, rangeait, faisait à manger, entretenait les trois pièces de l’appartement à longueur de journée, aidée par Habiba lorsqu’elle n’était pas souffrante. Dihia sortait rarement. De cela elle était habituée. Les enfants reprirent le chemin de l’école avec plusieurs jours de retard. Yacoub et Yvette furent déclassés, Charly inscrit dans un lycée d’enseignement professionnel. Il peina durant deux années avant l’obtention du CAP-photo. Les enseignants ne furent pas trop sévères, notamment au début de la seconde année. La France conservatrice se remettait difficilement des blessures que lui infligèrent ses étudiants.
C’est à son père que Charly — qui ne répond plus au prénom Mimoun depuis leur retour d’Israël — doit l’idée de contacter Jacques Doinas, un des journalistes qui les avait interviewés à Ashdod. Doinas travaillait pour Radio Luxembourg. Gaston et Dihia écoutaient beaucoup la radio. Leur préférence allait précisément à RTL. Dihia ne ratait jamais La Case Trésor de Fabrice. Si elle s’était portée candidate au jeu, elle aurait sans doute gagné. Combien de fois ne trouva-t-elle pas, plongée dans sa cuisine, mais très attentive à la radio, le titre de telle ou telle chanson, et elle criait, avec le public « vive l’Empereur ! » comme il se devait, comme si elle y était. Plus tard, lorsque cette émission de jeu fut supprimée, Dihia se reporta sur Bingo le jeu de Patrick Topaloff. De son côté Gaston était captivé par les informations sportives. Il suivait les commentaires sur les matches de football, surtout lorsqu’ils concernaient son équipe favorite, le Red Star (avant l’équipe audonienne, Gaston n’avait pas d’équipe préférée si l’on excepte le CALO évidemment). Les informations générales l’intéressaient également. Les affrontements en Irlande du Nord entre catholiques et protestants le peinaient beaucoup, « un si beau pays, tu te rends compte ! » C’est justement en écoutant Jacques Doinas qu’il vint à l’esprit de Gaston l’idée de demander à son fils de le contacter. Charly lui adressa une longue lettre dans laquelle il lui rappela leur rencontre à Ashdod, avant de le saisir sur la situation familiale en accentuant certains angles et le supplia de lui venir en aide. Il n’oublia pas de le féliciter « ainsi que toute l’équipe de RTL notre radio préférée ». Doinas ne tarda pas à répondre à Charly. Il se souvenait parfaitement de lui, du match de foot qu’ils disputèrent à Ashdod, derrière l’immeuble où résidaient les Pinto. Il le rappela à Charly et accepta de le rencontrer avant la fin de l’année. Mais le rendez-vous fut ajourné à deux reprises. La première fois parce que l’agenda de Doinas ne le permettait pas, la seconde parce que le deuil avait frappé les Pinto. Leur chère Habiba s’éteignit au milieu du mois de février, à 62 ans, à la suite d’une grippe. Le même jour où à Val d’Isère, 39 personnes étaient emportées par une avalanche. À la radio on en a beaucoup parlé. Deux mois plus tard, en avril 1970 Jacques Doinas put se rendre chez les Pinto. Il mangea des matsot, des galettes au pain azyme préparées pour la Pessa’h et de la Mouna évidemment. Jacques Doinas se souvint que ce sont ces mêmes galettes et brioches qu’il avait appréciées à Ashdod. Jacques et Gaston avaient le même âge, la quarantaine à peine entamée. Ils n’avaient pas le même statut social, mais Gaston et Dihia confirmèrent aux yeux de Doinas qu’ils étaient d’honnêtes gens. Progressivement leurs familles se rapprochèrent, et les Pinto furent à leur tour invités chez le journaliste. Pierre un des enfants de Jacques Doinas et Charly avaient de nombreux atomes crochus, ce qui rendait leurs conversations longues et très agréables pour l’un et l’autre. Ils ne se ressemblent pas, Pierre est grand, une barbe fournie, le regard franc derrière les verres jaune ambre de ses Ray-Ban et porte plutôt bien son embonpoint alors que Charly est petit, mince, le regard sombre et le front dégarni, souvent chaussé de souliers à hauts talons sous un pantalon à pattes d’éléphant. Charly et Pierre deviendront de vrais amis. Pierre avait alors près de vingt ans comme Charly et poursuivait ses études à Dauphine. Il fera de Charly l’organisateur de l’enterrement de sa vie de garçon et le témoin de son mariage.
Au début de l’été, Jacques Doinas fit intégrer Charly à RTL comme stagiaire au sein du courrier : il classait les lettres selon qu’elles émanaient des auditeurs ou d’entreprises diverses, comme les agences de presse ou d’autres. Il les rangeait, les déposait dans les casiers des services et personnes auxquels elles étaient adressées. À vrai dire Charly était un factotum complet, et comblé. Jusqu’à septembre 1972. « Lorsqu’a eu lieu l’attaque terroriste contre des athlètes juifs à Munich, j’ai voulu tout bazarder et prendre les armes… Mon ami Zeev faisait partie de l’équipe israélienne. C’était un magnifique haltérophile. Il avait réussi toutes les étapes, il était reconnu et apprécié. Les Arabes n’ont pas hésité à le tuer » répétait Charly, très affecté. Sa colère était tellement grande qu’il se jura vengeance, « sur les tombes de ma mère et de Mimoun » son grand-père tué « par six Arabes à hauteur du boulevard Sébastopol ». Il y avait dans l’esprit de Charly une proximité évidente entre les identités ayant entraîné la mort de son grand-père et celles qui ont tué son ami Zeev. Peu lui importait les circonstances et les distances géographiques et temporelles.
Peu de temps après ce tragique événement, encore bouleversé, il se rendit au consulat d’Israël pour s’engager dans l’armée, mais son offre fut déclinée. Le fonctionnaire qui le reçut lui avança une raison biscornue pour justifier le refus, « tu as quitté Israël en mai 1967, tu n’avais pas encore 16 ans. On ne peut répondre favorablement à ta demande. » Charly se contenta difficilement de cette formule, mais il apprécia le long entretien qu’on lui accorda. Il répondit à toutes les questions avec un enthousiasme non dissimulé. Ce type d’entretien est rare, il n’est accordé par les services qu’à des personnes extrêmement motivées au discours tranché, proche du néosionisme. Charly répétait à ses parents, à ses amis « j’avais tellement envie d’en découdre, de venger mon ami, venger les pieds-noirs, venger mon grand-père Mimoun et tous les israélites assassinés ». « Tu as perdu la tête » lui reprochaient certains, mais lui n’en démordait pas. Il était prêt à tout abandonner, RTL, la France, la famille.
L’année suivante Charly faillit concrétiser son rêve. Une nouvelle guerre avait éclaté en octobre. Il lui fallait rejoindre le front par tous les moyens. Grâce à Jacques Doinas dont il était devenu le protégé, sa demande de mise en disponibilité fut acceptée, mais la bureaucratie était ce qu’elle était, il fallut des semaines avant qu’elle fût traitée. La direction était très compréhensive. « Reviens-nous entier » lui dit en souriant le chef du personnel en lui remettant l’attestation de mise en arrêt de travail. Charly douta de l’honnêteté de ses paroles et de son sourire qu’il jugea sardonique.
De l’autre côté de la Méditerranée, la guerre rêvée de Charly finissait. Il dut renoncer à son projet la rage au ventre, mais il eut toutes les peines du monde pour convaincre les responsables d’annuler la demande de mise en disponibilité, plus encore le responsable du personnel. Mais, grâce à Doinas on accéda à sa demande. Dans la foulée on lui offrit une opportunité qu’il saisit au vol, une opportunité en or : participer à la rubrique des courses hippiques. Tous les matins il se présentait à la station parmi les premiers, à l’aurore. Avec ses collègues il parcourait les journaux et les dépêches des agences de presse, puis ensemble ils préparaient l’émission qu’ils enregistraient au studio B. Charly n’était plus occasionnel. Pendant une année, il montrera à ses collègues, et plus encore à sa hiérarchie, combien il fallait compter avec lui. Son père était le plus heureux, car Charly n’hésitait pas à « lui filer de bons tuyaux » sur les chevaux ou les jockeys lorsqu’il en avait. Aujourd’hui grâce à la nouvelle grille 1974–1975 il fait partie de l’équipe Les Routiers sont sympas.
À suivre...
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