(Anthologie permanente) Siegfried Plümper Hüttenbrink, Jeux de lecture

Par Florence Trocmé

Siegfried Plümper Hüttenbrink publie Jeux de lecture aux éditions Eric Pesty.

1.
C'est d'une lecture, de nuit — à s'angler d'un alterné, d'un battement d'ombre, agissant en éclipse maints tours de page. Exsudant en moi tout le silence dont ma bouche de lecteur aurait encore pu se coudre. Comme si quelque chose de l'usage tangible, de l'adhérence salivante à la langue s'était subitement perdu. À rester sans voix, en nage, à bout de salive, avec un goût plombé d'ouate. Et ce gris-bleu cendré de ce qui tombe dans l'air, au ralenti ; s'accroche et se filigrane à ces éclats d'air vitré, cet air d'arachnée des greniers d'antan... Fines particules de poussière qui crissent. Aréneusité froide du papier. Torpeur aussi... Cendres... Prière d'insérer / d'incinérer. Sarcophagie d'un corps plombé et rongé par la lettre. Et cette tenace odeur, toute testamentaire, qui émane presque léthargiquement d'une diction sourde. Sourde à elle-même...
2.
Et tâcher de n'en rien dire ici que le ton : — exténué, presque aphone, suffoqué en pleine langue (dans cette découpe, en effigie, qu'est une voix off). Ce ton d'exténuation sourde, et qui se poste en insomnie, s'ourdit en voix off.
À la lecture j'y fus tenu sous un éclairage intérieur, factice, en nuit américaine. Tenu en otage. Oreille rivée sous la dictée de cette voix. Blanche, atone et que nerve par endroits une sourde anxiété. Et pour ne dire que ce chuchotement à l'orée, cet à mi-voix de qui veille et n'en ferme pas l'œil de la nuit. De ce qui en l'être parlant — au vocatif — serait voué à veiller. À rester à jamais en éveil, respirationnellement parlant : — dans une sorte d'ouïe pneumologique. Comme si un corps là, passé par l'oreille, « soufflé », n'était plus qu'un corps d'écoute, ouï en transparence.
3.
Ce qui m'est donc resté : — insinuante, en fond d'oreille, une voix parlant sourdement et comme à l'étouffée d'une contrée d'avant la langue, dont elle porterait l'écho. Contrée inculte, enfouie, d'une enfance.  Et que cette voix tente de lever (tout comme on fait se lever une pâte, ou soulève un voile) y tâtonnant et s'y récitant en aveugle une sorte d'histoire à dormir debout. Avec ce qui s'en manduque d'un accès gustatif, entre une extrême lassitude et un désarroi sans nom.
Pour cette célébration où l'être parlant saisit voracement en bouche, sur le vif, un peu de sa mort, il y a un mot qui dit tout à la fois le don et le sacrifice de soi : l'« anamnèse ».
Revenir à soi — reprendre connaissance d'une perte de mémoire — dans l'anamnèse rageuse, sourde d'une voix. Avec un corps qui n'aura plus de cesse dès lors de s'extraire — en s'enracinant toujours plus avant dans la langue — d'une sorte de mal, là, à la langue — à rendre, mais en quelle langue — et qui voue celui qui la parle à l'écrit à ne jamais l'entendre, moins encore à se l'entendre dire, de vive voix, et ce du vivant de sa personne. N'écrivant plus que dans un certain état de surdité à la langue.
Ce qui d'une langue est en mal de... est mis à mal, reste intraduisible dans la langue même. Cela ne se communique pas avec des mots, mais fait communiquer les mots entre eux, dans la force de contagion de ce qui se croise ainsi par vase ou courant, d'air ou d'eau.
4.
Mais ce n'est qu'à ce ton que j'en appelle et invoque. L'exercice de la mémoire nous y est récité, dicté. Du moins en détenons-nous à l'oreille, de cet exercice, l'ânonnant et fastidieux récit. Parfois jusque dans la terreur atavique, sacrée, qui gît au fond de toute trace — comme ce qui dut nous arracher aveuglément à nous-mêmes, et là nous y extraire d'un acte de naissance. Une trace se saigne et signe une coupure, un arrêt abrupt en pleine mémoire. C'est en elle — sa découpe d'ombre — que nous sommes comme détenus dans l'oubli de nous-mêmes, « s'ombrons ».
(...)

Siegfried Plümper Hüttenbrink, Jeux de lecture, éditions Eric Pesty, 2020, 196 p. 18€