Quatrième de couverture :
«À Nevers, la deuxième fois, Annette et Paul avait apporté des photos. Ils avaient eu l’idée le premier jour, en novembre. Ils ne savaient plus qui l’avait pensé et proposé d’abord. Ils avaient été du même avis ; ça aiderait pour raconter pour faire comprendre ; ils n’étaient pas seuls dans cette affaire, ils n’étaient pas neufs ; l’enfant la mère les sœurs les oncles, on les imaginerait mieux, chacun de son côté, avant de les connaître en vrai.»
Paul, quarante-six ans, paysan à Fridières dans le Cantal, ne veut pas finir seul.
Annette, trente-sept ans, vit à Bailleul dans le Nord. Après avoir rompu avec le père de son fils, elle doit s’en aller, recommencer ailleurs…
Marie-Hélène Lafon nous raconte leur rencontre, née d’une petite annonce dans un journal, lue et découpée. C’est une histoire d’amour.
Avec ce petit roman de 151 pages, j’ai enfin découvert la plume de Marie-Hélène Lafon et j’ai été épatée par la finesse de son regard, l’intelligence de son histoire et la richesse de sa langue.
Ce roman confronte des mondes et des êtres : le Cantal rural, rude et le Nord urbain et grouillant ; le travail à la ferme et le travail en usine ou à la caisse d’un supermarché ; un homme de 46 ans qui décide soudain de construire un couple face aux habitudes bien ancrées de sa soeur et de ses oncles et une femme de 37 ans séparée d’un compagnon alcoolique et violent qui l’a laissée sans force sur le bord de la route ; les pensées du dedans, les mots qui ne peuvent ou ne savent pas sortir et ce que l’on montre au dehors. Mais ce qui rassemble sans doute Paul et Annette (avec des nuances très différentes qu’ils ne peuvent entièrement exprimer), c’est la solitude et le silence. Et c’est avec ces fragilités incertaines et leur désir inavoué de changement qu’ils osent (re)commencer quelque chose ensemble, avec aussi Eric, le fils d’Annette, qui noue d’emblée une amitié avec Lola, la chienne de la ferme.
En quelques pages, Marie-Hélène passe d’un personnage à l’autre et plonge dans son histoire personnelle, son intimité, ses motivations, ses secrets, tout en maintenant cette tension entre le dedans et le dehors. Hommes et bêtes, rien n’est oublié de ce Cantal rude à apprivoiser ni de la construction d’une vie nouvelle, ou plutôt renouvelée de l’intérieur. La langue riche de la romancière contraste avec l’économie de langage de ses personnages : elle coule en de longues phrases abondantes, resserre le propos avec une ponctuation particulière, évoque par tous les sens la vie à la ferme et les sentiments intimes.
C’est un petit roman captivant par sa densité et l’acuité de son regard. Une belle inauguration d’une série de lectures « à la ferme » et le désir de poursuivre l’exploration de l’oeuvre de Marie-Hélène Lafon.
« Annette regardait la nuit. Elle comprenait que, avant de venir vivre à Fridières, elle ne l’avait pas connue. La nuit de Fridières ne tombait pas, elle montait à l’assaut, elle prenait les maisons, les bêtes et les gens, elle suintait de partout à la fois, s’insinuait, noyait d’encre les contours des choses, des corps, avalait les arbres, les pierres, effaçait les chemins, gommait, broyait. Les phares des voitures et le réverbère de la commune la trouaient à peine, l’effleuraient seulement, en vain. Elle était grasse de présences aveugles qui se signalaient par force craquements, crissements, feulements, la nuit avait des mains et un souffle, elle faisait battre le volet disjoint et la porte mal fermée, elle avait un regard sans fond qui vous prenait dans son étau par les fenêtres, et ne vous lâchait pas, vous les humains réfugiés blottis dans les pièces éclairées des maisons dérisoires. »
« En juin le pays était un bouquet, une folie. Les deux tilleuls dans la cour, l’érable au fond du jardin, le lilas sur le mur, tout bruissait frémissait ondulait ; c’était gonflé de lumière verte, luisant, vernissé, presque noir dans les coins d’ombre, une gloire inouïe qui, les jours de vent léger, vous saisissait, vous coupait les mots, les engorgeait dans le ventre où ils restaient tapis, insuffisants, inaudibles. Sans les mots on se tenait éberlué dans cette rutilance somptueuse. C’était de tout temps; cette confluence de juin, ce rassemblement des forces, lumière vent eau feuilles herbes fleurs bêtes, pour terrasser l’homme, l’impétrant, le bipède aventuré, confiné dans sa peau étroite, infime. »
« A Nevers, le lundi 19 novembre, Annette avait vu sans le voir le corps de Paul. Toute son attention avait été happée, dévorée par les mots de Paul. Et par ses mains. Qui parlaient avec lui, soutenaient sa parole, la relançaient ou reposaient à plat sur la table, dans les creux de silence, et frémissaient comme mues de l’intérieur par de sourds tressaillements qui disaient ou tentaient de dire ce que Paul taisait, ce qu’il gardait tapi sous le flot des choses audibles. Ni Annette ni Paul n’iraient extirper ce qui restait, s’incrustait, dessous. On ne gratterait pas les vieilles plaies de solitude et de peur, on n’était pas armé pour ça, pas équipé ; on s’arrangerait autrement. »
« Pour les oncles la conduite de la voiture se pratiquait à deux, et Paul ne se souvenait pas qu’ils eussent jamais dérogé à cet usage, même en pleine force de l’âge. Désormais, et ce depuis onze ans, depuis l’achat de la languide Citroën BX diesel vert sapin métallisé, chaque dimanche en fin de matinée entre onze heures et midi, les oncles dégourdissaient la voiture. On la démarrait, et elle vrombissait longuement dans le garage étroit dont les portes avaient été au préalable ouvertes au plus large ; une marche arrière et quelques manœuvres délicates se révélant nécessaires pour extraire le précieux véhicule de son étui et de la cour, directives mimées et injonctions vociférées se succédaient, l’un des oncles s’évertuant au volant tandis que l’autre se plantait en sémaphore devant les cages à lapins en toutes circonstances et saisons. Seule la neige empêchait la cérémonie, et encore fallait-il que la couche tombée fût assez sérieuse pour dissuader les coéquipiers intrépides. On n’allait pas loin ; selon un itinéraire immuable, on se rendait aux limites de la propriété afin d’examiner les terres les plus écartées, et, le cas échéant, bêtes et clôtures, d’un regard que la vigilance requise pour la bonne conduite du véhicule, toujours à moins de cinquante kilomètre à l’heure, ne privait qu’en partie de sa coutumière acuité. L’affaire était connue dans le pays, le dimanche entre onze heures et midi les oncles de Fridières dégourdissaient la voiture ; s’ils n’étaient pas passés sur le pont des Chêvres à onze heures et quart et sur la place à onze heures vingt, on pouvait sonner le tocsin, la guerre était déclarée, le canton se trouvait à la dernière extrémité. Un détail, enfin, ravissait les habitués et fortifiait auprès d’eux la solide réputation d’originaux qui auréolait les oncles faussement jumeaux ; non contents de se succéder au volant d’un dimanche à l’autre, Louis et Pierre n’auraient pour rien au monde renoncé à la compagnie de Lola. Elle trônait, magnanime, la truffe écrasée contre la vitre, à la droite du conducteur tandis que le frère réduit au rôle de passager tenait le milieu de la banquette arrière. »
Marie-Hélène LAFON, L’Annonce, Folio, 2011 (Buchet-Chastel, 2009)