La yoginî Karaikkal
La pratique du souffle est au cœur des traditions Kaula.
Dans le tantra fondamental de l'une de ces traditions, le Kubjikâmata, une profonde description de cette profondissime pratique est révélée. Comme dit le Dieu, elle est "cachée dans les tantras antérieurs", c'est-à-dire dans les tantras Kaulas antérieurs, c'est-à-dire dans les tantras des traditions de Parâ (Trika) et Kâlî (Krama). La tradition de Kubjikâ se présente comme "la tradition ultérieure", "nouvelle" ou "finale" (pashchima). En fait, nous la connaissons tous un peu, car c'est d'elle, avec la Shrîvidyâ, que proviennent les sept cakras et une partie du Hatha Yoga.
C'est Mark Dycskowski qui attiré mon attention sur ce passage extraordinaire, qui mériterait un livre à lui tout seul. A cette occasion, je rappelle que Markji a publié une oeuvre incroyable sur le Manthânabhairavatantra, en 14 volumes. Un trésor. Avec ceux de Sanderson et de Wallis, les livres et vidéos de Mark sont une référence pour le shivaïsme du Cachemire et le tantrisme.
Voici cet extrait, d'une incroyable densité :
yad etat paramaṃ bījaṃ haṃsākhyaṃ hṛdi saṃsthitam /
vinā tenopalabdhiṃ ca na jānāti kadācana // 12.54 //"Cet ultime (Mantra-)Germe, appelé 'Hamsa' (Oie migratrice),
est présent tout entier (sam-) dans le (chakra du) Cœur.
Or, sans ce (Mantra), il n'y a pas d'expérience,
on ne connaît rien !"
[Ce Mantra est la Conscience universelle, divine, absolue, telle qu'elle est présente 'dans' corps ; sans elle, pas de corps, rien ; sans conscience, aucune expérience, aucune connaissance ; le Hamsa est donc la Conscience universelle du point de vue de sa libre incarnation ; elle semble alors 'transmigrer' de corps en corps, à l'image d'une oie migratrice, d'où son nom]
tasya rūpatrayaṃ bhadre nādaṃ saṃyogam eva ca /
viyogaṃ ceti suśroṇi lakṣaṇīyaṃ prayatnataḥ // 12.55 //"Ce (Mantra) a trois aspects, ô toi qui m'es chère ! :
Résonance, Union, et Séparation,
ô toi qui a de belles hanches.
Il faut les repérer avec zèle."
[Ces trois aspects du Hamsa sont l'Union (=l'inspir, le souffle redescend dans le Coeur), la Séparation (=l'expir, le souffle quitte le Coeur vers le haut) et la Résonance (=la fin de l'expir, au-dessus de la tête)]
caitanyatritayaṃ cātra ātmaśaktiśivātmakam /
avinābhāvayogena caitanyatritayasthitam // 12.56 //"C'est là que se trouve la triple conscience,
qui est Dieu et qui est la Puissance (shakti) du Soi.
(Ce Hamsa) est présent à travers cette triple conscience,
dans une continuelle union (de l'inspir et de l'expir, donc de Shiva et Shakti)."
tenopacaryate bhadre haṃsadevaḥ parāparaḥ /
saṅkoce tu parā śaktir vikāse bhairavaḥ smṛtaḥ // 12.57 //madhye ātmā sadā tiṣṭhet pūryaṣṭakasamanvitaḥ /
vikāsaś cordhvanāḍis tu saṅkoco'dhaḥ prakīrtitaḥ // 12.58 //
"Voilà pourquoi, ô toi qui est belle,
Dieu est métaphoriquement 'Hamsa', (car) il est (à la fois) transcendant et immanent.
Or, selon la tradition (smritah), la Puissance suprême est contraction ;
Dieu est expansion.
Entre (eux) se tient toujours le Soi,
orné de l'Octuple cité."
[Dieu est 'Hamsa', l'oie migratrice, non seulement parce que la conscience 'transmigre' et se 'contracte' ainsi aux dimensions du corps, mais aussi parce qu'il va et vient 'dans' le corps en tant que souffle de la respiration ; l'esprit est respiration. "L'Octuple cité" est l'âme, le psychisme (citta) constitué des cinq sens, du mental, de l'ego, de l'intellect et des habitudes de tous ces organes. Le Coeur aux huit 'pétales' est le siège particulier de l'âme]
madhye nābhir iti proktas trayam etat sudurlabham /
ūrdhvanāḍīnirodhena adhonāḍīnikuñcanāt // 12.59 //"Au centre (de ce va-et-vient se trouve) le (chakra du) Nombril, dit-on.
Ces trois (aspects) sont à la fois faciles et difficiles à repérer (sudurlabham).
(Comment ?) - En bloquant le canal (central) vers le haut
et en contractant le canal (central) vers le bas."
[Ici, le centre du va-et-vient n'est plus le Coeur, mais le Nombril. Bizarrement. "Facile et difficile à obtenir" (su-dur-labha) : on retrouve la même expression à propos du Hamsa à la fin du Vijnâna Bhairava Tantra, 156. Normalement, sudurlabham signifie "très (su) difficile (dur) à obtenir (labha) ; mais je crois qu'ici l'expression est quelque peu ironique, comme dans le Vijnâna, vu que le Hamsa est simplement la respiration]
madhye cittaṃ samādāya mathanaṃ tatra kārayet /
yonimadhyagataṃ liṅgaṃ yonyodarapuṭīkṛtam // 12.60 //"D'abord, on pose l'attention au centre.
Et là, on baratte.
Le Linga est au centre du Yoni,
enveloppé en son sein."
[Le Mandala est un Triangle dans lequel se trouve un Point, le Linga ; ce Point est ici la fin de l'expir : le va-et-vient du souffle est le Yoni, le Triangle - sachant que le Linga est lui-même Yoni et que le Yoni n'est que l'expansion du Linga : leur 'vibration' , unité-dans-la-dualité, est l'absolu]
tanmadhye cātmano rūpaṃ lakṣayeta punaḥ punaḥ /
mathanaṃ hy etad ākhyātam ajñānamalanāśanam // 12.61 //"Et au centre (du Linga) se trouve l'essence du Soi/ de soi,
qu'il faut reconnaître encore et encore,
car c'est là ce que l'on nomme 'barattage/copulation'
qui détruit la souillure de l'ignorance."
[le 'barattage' (mathana/manthâna) désigne aussi la copulation et le va-et-vient de la respiration : c'est de ce barattage que proviennent toutes choses, à commencer par le Mandala des Six Roues, de même que le nectar, le poison, etc. ont émergé du barattage de l'océan de lait par les dieux et les titans]
madhyamanthānayogena jñānāgnir jvalate kila /
jvalite tu tadā vahnau jyotir evaṃ pravardhate // 12.62 //"Au moyen de ce barattage du centre/ grâce à ce yoga du barattage du centre,
le Feu de la Conscience s'allume vraiment.
Or quand ce Feu brûle,
la Lumière s'intensifie."
[quand on se met à l'écoute de la fin de l'expir, c'est-à-dire à l'écoute du souffle 'égal' (samâna), le souffle 'vertical' (udâna) s'éveille, s'allume : c'est l'éveil de la Kundalinî, laquelle n'est qu'un autre nom de la Conscience]
pravardhanān mahājyoter ānandam upajāyate /
mathanād bhagaliṅgābhyāṃ yathānandaḥ prajāyate // 12.63 //"Grâce à l'intensification de cette Lumière absolue,
la félicité naît à sa suite.
Par le barattage/ la copulation du Yoni et du Linga,
la félicité naît de la même manière."
mathanāc chivaśaktyos tu tathānandaḥ prajāyate /
niścayatvaṃ bhaved devi śivaśaktyor abhedataḥ // 12.64 //mathanaṃ hy etad evoktam amṛtotpādakaṃ priye /
tenāmṛtena cātmānaṃ plāvyamānaṃ vicintayet // 12.65 //
"Or, la félicité naît (aussi) de la copulation
de Shiva et Shakti.
L'état de certitude (inébranlable) adviendra (de même)
de l'union de Shiva et Shakti, ô Déesse !
En effet, on dit que cette même copulation/ barattage
est source de l'ambroisie/ du nectar d'immortalité,
ô toi qui es belle.
Que l'on médite le Soi/ soi-même
inondé de cette ambroisie."
eṣā sā paramā vṛttiḥ paratattvam idaṃ smṛtam /
etat tat paramaṃ brahma paramānandalakṣaṇam // 12.66 //"Telle est l'opération/ la pratique (vritti) ultime,
tel est le principe suprême, selon la tradition.
Tel est l'absolu suprême
qui se reconnaît à la félicité (qu'on éprouve) !"
tad ānandaparānandaṃ śaktityāgam iti smṛtam /
eṣa te maṇipūras tu sarahasyaṃ prakāśitam // 12.67 //"Telle est la félicité suprême de la félicité (de la copulation).
Tel est, selon la tradition, le Sacrifice (offert) à la Shakti.
Voilà, le secret du Chakra du Nombril t'a été révélé !"
[je lis shakti-yâga à la place de shakti-tyâga, qui ne me paraît pas faire sens. Le rattachement au Nombril me semble quelque peu forcé ; d'ordinaire, cette pratique centrale, dans tous les sens du terme, est centrée sur le centre du Coeur, comme c'est d'ailleurs le cas au début de ce passage. Enfin, la place de tad ânanda-, on pourrait aussi lire sadânanda : "la félicité de toujours/ la vraie félicité"]