le vin de l'absurde, et le pain de l'indifférence. (Albert Camus)

Par Jmlire

Albert Camus, 1945.

" Si j'étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n'en aurait point car je ferais partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je m'oppose maintenant par toute ma conscience et par toute mon exigence de familiarité. Cette raison si dérisoire , c'est elle qui m'oppose à toute la création. Je ne puis la nier d'un trait de plume. Ce que je crois vrai, je dois donc le maintenir. Ce qui m'apparaît si évident, même contre moi, je dois le soutenir. Et qu'est-ce qui fait le fond de ce conflit, de cette fracture entre le monde et mon esprit, sinon la conscience que j'en ai ? Si donc je veux le maintenir, c'est par une conscience perpétuelle, toujours renouvelée, toujours tendue. Voilà ce que, pour le moment, il me faut retenir. À ce moment, l'absurde, à la fois si évident et si difficile à conquérir, rentre dans la vie d'un homme et retrouve sa patrie. À ce moment encore, l'esprit peut quitter la route aride et desséchée de l'effort lucide. Elle débouche maintenant dans la vie quotidienne. Elle retrouve le monde de l'"on" anonyme, mais l'homme y rentre désormais avec sa révolte et sa clairvoyance. Il a désappris d'espérer. Cet enfer du présent, c'est enfin son royaume. Tous les problèmes reprennent leur tranchant. L'évidence abstraite se retire devant le lyrisme des formes et des couleurs. Les conflits spirituels s'incarnent et retrouvent l'habit misérable et magnifique du cœur de l'homme. Aucun n'est résolu. Mais tous sont transfigurés. Va-t-on mourir, échapper par le saut, reconstruire une maison d'idées et de formes, à sa mesure ? Va-t-on au contraire soutenir le pari déchirant et merveilleux de l'absurde ? Faisons à cet égard un dernier effort et tirons toutes nos conséquences. Le corps, la tendresse, la création, l'action, la noblesse humaine, reprendront alors leurs places dans ce monde insensé. L'homme y retrouvera enfin le vin de l'absurde et le pain de l'indifférence dont il nourrit sa grandeur.

Insistons encore sur la méthode : il s'agit de s'obstiner. À un certain point de son chemin, l'homme absurde est sollicité. L'histoire ne manque ni de religions, ni de prophètes, même sans dieux. On lui demande de sauter. Tout ce qu'il peut répondre, c'est qu'il ne comprend pas bien, que cela n'est pas évident. Il ne veut faire justement que ce qu'il comprend bien. On lui assure que c'est péché d'orgueil, mais il n'entend pas la notion de péché ; que peut-être l'enfer est au bout, mais il n'a pas assez d'imagination pour se représenter cet étrange avenir ; qu'il perd la vie immortelle, mais cela lui paraît futile. On voudrait lui faire reconnaître sa culpabilité. Lui se sent innocent. À vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable. C'est elle qui lui permet tout. Ainsi ce qu'il exige de lui-même, c'est de vivre seulement avec ce qu'il sait, de s'arranger de ce qui est et ne rien faire intervenir qui ne soit certain. On lui répond que rien ne l'est. Mais ceci du moins est une certitude. C'est avec elle qu'il a affaire : il veut savoir s'il est possible de vivre sans appel."

Albert Camus : Le mythe de Sisyphe, Gallimard 1942 Du même auteur, dans Le Lecturamak :