Knive O'Clock : La trilogie déjantée de Rob davis, presque publiée par Warum

Par Thierry_2

Retour à ce blog pour parler d'une cause malheureusement perdue, en tout cas à l'heure ou j'écris ces lignes.


En 2016, les éditions Warum éditent L'Heure des Lames, de Rob Davis. Ce livre est annoncé comme le premier tome d'une trilogie, intitulée Knive O'Clock. Et l'éditeur français est plus qu'enthousiaste, malgré le côté franchement atypique de cet album. Cet enthousiasme et l'insistance d'un libraire, luis aussi sous le charme, m'ont convaincu de sauter le pas. je dois aussi reconnaître être sensible à l'esthétique qui mêle swinging sixties et ce décor urbain qui évoque un Londre-sous-les-bombes assez inquiétant
.
Ce livre représente un exemple assez rare d'oeuvre  dont on peut dire qu'elle "ne ressemble à aucune autre". Cette expression est presque autant galvaudée que "culte". Rares sont les oeuvres qui peuvent s'enorgueillir de posséder un univers véritablement unique. L'Heure des lames en fait indéniablement partie.
Rob Davis imagine un monde foncièrement original, qui semble à la fois complètement fou tout en restant terriblement cohérent. Nous sommes plongés dans un univers régi par des propres règles, selon une logique qui échappe au lecteur. Dans ce monde, les enfants construisent littéralement leurs parents, les objets du quotidien sont des divinités domestiques, il pleut des lames de couteaux et, surtout, le jour de votre mort est consigné au commissariat. Il est évidemment interdit de s'y soustraire.Scarper Lee, un adolescent cynique et désabusé, n'a plus que 3 semaines à vivre. C'est alors que Vera Pike, une gamine rebelle et mystérieuse, fait irruption dans sa vie. Remettant systématiquement en cause tout ce qui ressemble à l'autorité, elle entraîne Scarper et son ami Castro dans une course effrénée.
Mais... qui est Vera Pike ?

L'histoire est difficile à résumer parce qu'elle intègre toute la folie de cet univers qu'il faut décrypter au fur et à mesure. Pourtant, la lecture n'est jamais fastidieuse parce qu'il se dégage une atmosphère entêtante, mêlant insouciance de la jeunesse, une fantaisie de tous les instants et un malaise diffus. Sans doute influencé par le look des personnages, qui rappelle vaguement les Mods, j'imagine une bande-son qui mélange les Kinks et le My generation des Who! (I hope I die before I get old... très ironique en considérant la situation de Scarper Lee), voire des Yardbirds.

Le deuxième volet, au titre toujours aussi mystérieux, La fille de l'ouvre-boite paraît l'année suivante. Il continue dans la même veine, levant par ailleurs le mystère sur les origines de Vera. Pour qui a aimé le premier tome, la suite reste très agréable, mais l'étrangeté de cette oeuvre a visiblement dérouté plus d'un, a tel point qu'après une longue hésitation, Warum a renoncé à publier le dernier volume, Le livre des fourchettes.
A la question de la date de parution du dernier tome, il repond:

Pour le moment, ça n'est pas prévu.
D'une part, parce que les ventes de la série sont tellement faibles que c'est un acte suicidaire que d'éditer le 3. alors que l'œuvre est géniale, l'accueil du public est malheureusement... très mitigé.
Pour le tome 2, nous avons réussi à toucher quelques ultimes fans dont je fais partie, mais ça ne dépasse pas les 500 personnes. (ce qui veut dire que, sur un tome 3, on en toucherait moitié moins). Or, ce genre de livre a un point d'équilibre élevé, plus proche de 1000 que de 250 acheteurs.
Du coup, pour le moment, j'essaie de trouver des solutions pour que la trilogie trouve sa fin, et, pour être honnête, je n'en ai pas encore le début d'une idée.

Vu mon niveau plus que suffisant en anglais, je me suis finalement rabattu sur l'édition originale. Pour être honnête, j'avais hésité à lire cette série en VO depuis le début, mais j'avais fait le choix de soutenir Warum, estimant que lorsqu'un éditeur prend des risques pour éditer un ouvrage difficile, il faut le soutenir. Il faut d'ailleurs souligner le travail de traduction, très ardu, tant Rob Davis utilise de néologismes issus de la rencontre parfois inattendue entre des concepts très étranges. Beaucoup de nuances devaient être difficiles à traduire, voire simplement à conserver.
J'ai donc lu ce Book of forks qui lève enfin le voile sur les rouages de ce monde. Il s'attache cette fois au personnage de Castro qui, depuis le premier tome, travaille sur le "Livre des fourchettes", sorte de bible et de manuel qui décortique le fonctionnement et les origines de Bear Park.
La difficulté centrale lorsqu'il s'agit de clore un récit qui repose en grande partie sur un mystère est de réussir à donner des réponses satisfaisantes pour que la résolution soit à la hauteur des attentes. Rob Davis ne pouvait se contenter de laisser le lecteur avec une construction absurde qui ne répond qu'au bon vouloir de son créateur. Ce dernier tome alterne donc les aventures de Scarper et Vera tentant de rejoindre Castro, ce dernier occupé à compléter son grand oeuvre, et des pages de ce livre, qui compose une sorte de cosmogonie délirante, trouvant une origine logique à la folie de Bear Park. Au fil de ces pages, le lecteur se rend compte que tout cet univers n'est qu'une extension du nôtre. Non pas au sens littéral, mais parce que Rob Davis part de notre société et imagine ce qu'il pourrait advenir en poussant jusqu'à l'absurde les dérives de notre société actuelle.
Le principal défaut de ce dernier tome tient sans doute au déséquilibre entre les pages extraites du livre des fourchettes, très denses, qui ralentissent la lecture et brise le rythme de l'ensemble. Elles sont pourtant essentielles pour comprendre ce qui se joue. Si elles avaient été rassemblées d'un bloc, la tentation aurait été grande de les ignorer.Reste que cette trilogie marque par son originalité totale. Elle a de quoi surprendre et agacer celui qui cherche un récit cartésien. Il risque de lâcher prise devant l'impression de folie arbitraire qui se dégage des premières pages, alors que tout se met en place progressivement pour montrer que ce monde est beaucoup plus réfléchi et construit qu'il n'en a l'air. Typiquement, c'est le genre d'oeuvre qui doit "rencontrer son public". malgré la volonté de l'éditeur, cela n'a malheureusement pas été le cas.