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Yehuda Amichaï – Quel genre d’homme

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Yehuda Amichaï – Quel genre d’homme« Quel genre d’homme es-tu ? » me suis-je entendu dire
je suis un homme à la plomberie mentale complexe
aux dispositifs émotionnels sophistiqués et aux circuits de mémoire
de la fin du vingtième siècle
mais dont le vieux corps date de l’Antiquité
et le Dieu usagé de plus loin encore.

Je suis un homme fait pour la surface de la terre,
les lieux enfouis, galeries et puits,
m’effrayent et les sommets
ainsi que les immeubles élevés m’inspirent la terreur.

Je ne suis ni comme une fourchette qu’on plante
ni comme un couteau qui tranche ou une cuillère qu’on plonge
ni même plat et roublard
comme une spatule qui se faufile par-dessous
mais tout au plus comme un pilon lourd et rustaud
qui broie le bien avec le mal
pour produire un peu de goût et d’odeur.

Les flèches ne m’orientent pas ; je conduis
mes affaires avec soin et calme
comme un long testament dont la rédaction aurait commencé
au moment de ma naissance.

Je me tiens maintenant au bord de la rue
fatigué et appuyé à un horodateur
je peux y stationner gratuitement et sans limitations
je ne suis pas un véhicule, je suis un homme
un homme-Dieu, un Dieu-homme
dont les jours sont comptés. Alléluia.

*

What Kind of Man

« What kind of man are you? » people ask me.
I am a man with a complex network of pipes in my soul,
sophisticated machineries of emotion
and a precisely-monitored memory system
of the late twentieth century,
but with an old body from ancient days
and a God more obsolete even than my body.

I am a man for the surface of the earth.
Deep places, pits and holes in the ground
make me nervous. Tall buildings
and mountaintops terrify me.

I am not like a piercing fork
nor a cutting knife nor a scooping spoon
nor a flat, wily spatula that sneaks in from underneath.
At most I’m a heavy and clumsy pestle
that mashes good and evil together
for the sake of a little flavor,
a little fragrance.

Guideposts don’t tell me where to go.
I conduct my business quietly, diligently,
as if carrying out a long will that began to be written
the moment I was born.

Now I am standing on the sidewalk,
weary, leaning on a parking meter.
I can stand here for free, my own man.

I’m not a car, I’m a human being,
a man-god, a god-man
whose days are numbered. Hallelujah.

***

Yehuda Amichaï (1924-2000)Perdu dans la grâce

(Gallimard, 2006) – Traduit de l’hébreu par Emmanuel Moses – The Selected Poetry Of Yehuda Amichai
(University of California Press, 1968)
– Translated from the Hebrew by Chana Bloch and Stephen Mitchell.


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