Piedad Bonnett – Les hommes tristes ne dansent pas en couple

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Les hommes tristes font fuir les oiseaux.
Vers leurs fronts pensifs descendent
les nuages
et se brisent en fine pluie opaque.
Les fleurs agonisent
dans les jardins des hommes tristes.
Leurs précipices attirent la mort.
Par contre,
les femmes qu’il y a dans une femme
naissent en même temps toutes
devant les yeux tristes des tristes.
La femme-cruche ouvre de nouveau son ventre
et lui offre son lait rédempteur.
La femme-enfant baise avec ferveur
ses mains paternelles de veuf désolé.
Celle dont la marche est silencieuse dans la maison
polit ses heures noires et rapièce
les trous partout sur sa poitrine.
Il y en a une autre qui prête ses deux mains au triste
comme si c’étaient des ailes.
Mais les hommes tristes sont sourds à leurs musiques.
Il n’y a donc pas de femme plus seule,
plus tristement seule,
que celle qui veut aimer un homme triste.

*

Los hombres tristes no bailan en pareja

Los hombres tristes ahuyentan a los pájaros.
Hasta sus frentes pensativas bajan
las nubes
y se rompen en fina lluvia opaca.
Las flores agonizan
en los jardines de los hombres tristes.
Sus precipicios tientan a la muerte.
En cambio,
las mujeres que en una mujer hay
nacen a tiempo todas
ante los ojos tristes de los tristes.
La mujer-cántaro abre otra vez su vientre
y le ofrece su leche redentora.
La mujer-niña besa fervorosa
sus manos paternales de viudo desolado.
La de andar silencioso por la casa
lustra sus horas negras y remienda
los agujeros todos de su pecho.
Otra hay que al triste presta sus dos manos
como si fueran alas.
Pero los hombres tristes son sordos a sus músicas.
No hay pues mujer más sola,
más tristemente sola,
que la que quiere amar a un hombre triste.

***

Piedad Bonnett (née à Amalfi, Colombie en 1951)Le Manuel des miroirs (Caractères, 2015) – Traduit de l’espagnol par Jean Portante.