Cette série de trois articles est consacrée aux escrimeuses. Non pas à l’histoire de la discipline sportive et de ses championnes, mais à la manière dont les artistes se sont saisis de cette nouveauté pour en faire un nouveau type fantasmatique de femme :
- comment l’escrimeuse apparaît dans l’Art à la fin du XIXème siècle dans différents pays, avec des spécificités ;
- comment elle explose, à partir de 1900, en un même mondial dont on peut faire la généalogie précise ;
- comment elle se fond ensuite dans la masse des pin-ups de tous poils.
Pays germaniques : une danse en plus musclé
Un tournoi pour dames à Vienne (Ein Damentunier in Wien)
Vers 1860, d’après un tableau de Franz Kollarz
Fleurettistes dans une salle d’armes de Berlin (Damen-Florettfechten in einer Berliner Turnhalle)
Vers 1890, dessin d’Hermann Lueders
C’est à Vienne d’abord, puis à Berlin, que l’escrime est incluse dans l’éducation des filles de la très bonne société : elle est censée développer plus harmonieusement l’anatomie féminine que la gymnastique, qui soumet les muscles à des efforts trop intenses.
On note dans les deux images une conception compassée et chorégraphiée de l’escrime, sorte de danse de salon entre filles.
Le coeur cousu du côté gauche sur le plastron des jeunes viennoises n’est pas un accessoire féminin, mais une habitude dans certaines académies [1].
A Paris : l’Affaire Bayard
Au Salon de 1884, un tableau d’Emile Bayard fait sensation , en transgressant simultanément deux antiques prérogatives masculines : défendre son honneur et montrer sa poitrine.
Une affaire d’honneur, Emile-Antoine Bayard, Salon de 1884, localisation actuelle inconnue
Une affaire d’honneur
Dans le tableau exposé au Salon, une femme blonde en robe rouge pousse une botte vers le flanc d’une femme brune en robe bleu, qui la pare. A gauche au premier plan sont posés le chapeau rouge et le haut des vêtements de la blonde, ainsi qu’un éventail et une cravache. La brune a gardé son chapeau bleu à plumet. Parmi les quatre témoins, s’impose une dame en robe et cape noire qui observe calmement la scène, les bras croisés, une main dégantée : sans doute est-elle l’organisatrice qui a remis les épées aux combattantes ; une autre s’est retirée dans le sous-bois pour pleurer dans son mouchoir ; en robe brune et en robe bleue, les deux dernières s’enlacent d’effroi, tout en se penchant pour mieux voir.
La réconciliation
Suite au succès du premier tableau, Bayard lui ajouta rapidement un pendant ([4] p 59).
La réconciliation, Emile-Antoine Bayard, 1884, localisation actuelle inconnue
On y retrouve les mêmes personnages, aussitôt après le premier sang : la duelliste blonde, allongée à terre, est touchée au poignet droit, sur lequel la témoin en brun applique une compresse ; la pleureuse du sous-bois tend son mouchoir à la témoin en bleu, qui y verse le contenu d’un flacon. L’organisatrice agite son gant pour héler un fiacre qui attendait au loin. Quand à la duelliste victorieuse, elle s’est accroupie près de la blessée pour lui soutenir tendrement la tête et lui tenir la main : réconciliation.
Un fait divers d’époque
Selon P.Borel ([5,] p 55), il s’agit d’un duel ayant opposé dans le bois de Vincennes la femme de lettres Gisèle d’Estoc et Emma Roüer, une écuyère au cirque Medrano et modèle de Manet. Toutes deux étaient élèves du célèbre maître d’armes Arsène Vigeant. Gisèle d’Estoc fut victorieuse, ayant blessé Emma au sein gauche à la quatrième reprise.
La femme de lettres avait eu un coup de foudre pour l’écuyère durant son numéro de voltige, lui avait jeté un bouquet de violettes de Parme et avait dîné avec elle le soir-même dans un cabinet particulier. Par la suite, Emma avait pris la tangente avec un marin de Hambourg, qui la battait, et était revenue vers Gisèle, qui l’avait reprise. Emma aurait fini par colporter des ragots sur Gisèle, d’où le duel.
L’identification des duellistes
Pour M.Hawthorne ([6], p 84), la cravache posée par terre fait allusion à la profession de l’écuyère, mais au delà, à tout l’imaginaire érotique concernant les amazones aux seins nus et à la combattivité légendaire : elle permettait à tout spectateur qui n’aurait pas connu les détails de l’histoire, d’identifier les duellistes comme des femmes dominantes et à la sexualité déviante.
Puisque la cravache est posée à côté du chapeau rouge de la blonde, celle-ci devrait être l’écuyère, la brune victorieuse étant Gisèle d’Estoc. La seule erreur de Bayard est d’avoir représenté la blessure au poignet, et non au sein.
Gisèle d’Estoc la scandaleuse
Marie-Claude Courbe, alias Gisèle d’Estoc, a eu une histoire passionnante : sculptrice à ses débuts, veuve d’un industriel désargenté, elle tirait au pistolet dans son jardin ; se travestissait en collégien ; participait à des parties carrées avec Maupassant; avait une certaine intimité avec Rachilde, papesse des vierges sadiennes ; puis la déboulonnait dans un brûlot (La Vierge-réclame, 1887), était incendiée en retour (Madame Adonis, 1888) ; faisait des procès ; militait pour le féminisme ; et posait dit-on une bombe dans un restaurant pour se venger d’un littérateur insolent.
Une légende fin de siècle
Dans une étude érudite et serrée, Gilles Picq [4] a mené l’enquête en détail et prouvé que Borel avait pratiquement tout inventé ! Il n’y a jamais eu d’Emma Roüer écuyère, les dates sont incohérentes et personne d’autre n’a jamais parlé de ce duel.
Selon G.Picq,
« après avoir suivi toutes ces pistes, nous sommes arrivés à la conclusion que Bayard n’a pas illustré un événement s’étant réellement produit, mais que par son tableau il fut à l‘origine d’une légende fabriquée par Borel avec divers morceaux de puzzle différents associés artificiellement… Le fait même d’avoir mis en scène ces Femen d’un autre âge aurait dû inciter les observateurs contemporains à la prudence. Que les femmes s’embrochassent sur le pré était une chose, mais qu’elles dévoilassent leur nudité, en cette fin de siècle tout de même bien chaste, en était une autre. La société ne l’eût pas toléré. « ([4], p 71)
Au mieux, s’il s’agit d’un tableau à clé, pourrait-on reconnaître Rachilde dans cette forte femme impassible devant laquelle semble s’incliner toute une cour de batailleuses, prêtes à se brouiller et à se réconcilier pour lui plaire.
Un pendant célèbre
Une affaire d’honneur La réconciliation
Emile-Antoine Bayard, 1884, collection privée (Christies 28 octobre 2015)
Devant le succès, Bayard fit une copie du pendant qui est passée en vente récemment.
Une affaire d’honneur a été profondément repensé (et à mon sens amélioré) : les deux duellistes sont vues de biais et se séparent du groupe des témoins, pour plus de lisibilité. Sont ainsi libérés, au centre du tableau, un vide et un suspens : cette fois, c’est la brune qui porte l’attaque et la blonde qui pare, mais leurs forces sont équivalentes. Les couleurs des robes, rose et violet, s’opposent moins que le bleu et le rouge de la première version. La brune n’a plus son chapeau, peu réaliste pour un duel. Quant à la cravache du premier plan, elle a totalement disparu, preuve qu’elle n’était pas si indispensable à la bonne compréhension du tableau. Enfin, l’organisatrice a perdu sa prédominance, et se trouve maintenant à l’arrière- plan : peut être finalement n’a-t-elle rien à voir avec Rachilde.
La Réconciliation est une copie quasi identique, hormis les couleurs des robes, et l’absence de chapeau pour la brune.
Plus tard, un anonyme crut bon de remanier les costumes en mode 1900 (en supprimant un des témoins) : preuve du souvenir du premier pendant, à travers les lithographies.
Une notoriété universelle
Une affaire d’honneur eut dès 1884 un retentissement immédiat et conserva une célébrité durable : aux Etats-Unis, où il donna lieu à des copies et fut même repris sur des bagues de cigares, mais surtout en France : revue aux Folies Bergères, pièce au théâtre du Châtelet, tournée en province . Les duellistes étaient vêtues de maillots rose chair, il fallut attendre 1892 pour un authentique spectacle topless ([4], p 68). Il y eut aussi un roman, des cartes postales et des films, jusqu’en 1906.
Un nouveau champ de bataille
Suite au tableau de Bayard, la mode des duels de femme était lancée : en 1886, la féministe Astié de Valsayre se battit à l’épée avec Miss Shelby, sur la question de la supériorité des doctoresses françaises sur leurs homologues américaines ; elle la blessa, suite à quoi elles devinrent amies ([4], p 164).
Duel Astié de Valsayre / Miss Shelby
The Illustrated Police News du 10 avril 1886
On peut vérifier que, dans la réalité, les poitrines restaient vêtues [7].
En conclusion, le thème avait tout pour plaire aux féministes, en s’attaquant à deux prérogatives de l’Homme : défendre l’honneur de son Nom (les femmes n’en ont pas) et faire couler le Sang (les femmes le font, mais physiologiquement).
D’autre part, en agitant des fantasmes saphiques au milieu des pointes d’épées et des pointes de seins , il émoustillait ces messieurs et donnait un peu de peps au duel, devenu en cette fin de siècle un rituel mondain et faiblement piquant.
Le pendant de Bayard misait donc sur tous les tableaux : un peu de subversif, beaucoup de suggestif.
Le thème des duels de dames a été ensuite abondamment exploité, en général sans grande qualité graphique sauf les deux exceptions ci-dessous :
Duel de femme (en rouge son épouse Malvina Vernichi)
Ivan Myasoedov, vers 1920
Offensive hivernale, illustration de Pem, Le sourire, 1930
L’opposition de la robe rouge et de la robe bleue trahit l’influence de Bayard.
En France : une figure qui reste marginale
Une fantaisie pour excitées
« …Mme Astié de Valsayre n’a cessé d’être le plus ardent protagoniste de l’escrime pour femmes. On la vit, maintes fois, à la salle du boulevard des Capucines, rompre des lances en faveur de ses théories revendicatrices. Longue, maigre (oh ! combien !.), sanglée dans une robe blanche couverte de dentelles noires, un binocle sur le nez, sifflant, criant, jurant presque, — ma parole ! — elle vilipendait avec entrain le sexe fort et recommandait instamment au sexe faible l’étude soutenue de l’escrime, comme le meilleur moyen de régénération physique et morale des femmes. Le fleuret, selon elle, devait guérir la femme du diabète, de la pneumonie, de l’hystérie et de la névrose. Elle en préconisait surtout l’usage à titre de « gymnastique locale de la poitrine », pour développer le thorax et favoriser la grâce des formes et. l’allaitement des enfants.
Mme de Valsayre employait à ce plaidoyer une éloquence pittoresque. Elle déclarait ainsi préférer l’épée aux haltères, parce que ce dernier instrument d’éducation physique « ne parlait pas suffisamment à l’âme ». Bref, elle se décida à fonder un Cercle d’escrimeuses dont les slatuts prétentieux firent, durant huit jours, la joie des chroniqueurs et servirent de pâture aux oisifs du boulevard. On dit chez nous que le ridicule tue.
Furent-elles tuées par cette arme terrible, les fougueuses associées du « Groupe des Escrimeuses? » Je ne sais. Ce qui est sûr, du moins, c’est qu’à partir de ce moment leur existence devint, pour le public, tout à fait ignorée » Escrime pour dame, Revue illustrée, vol 19, 1894 [6]
Les escrimeuses
Albert MANTELET, encre et gouache, date inconnue
Voici un des rares témoignages sur ces clubs confidentiels.
La femme sous le plastron
Robida, probablement 1880
Astié de Valsayre avait beau prétendre, comme le montre la caricature de Robida, que l’escrime est excellente pour le développement de la poitrine, la question intrigue et déconcerte jusqu’aux poètes :
« …Qu’elles mènent agilement
Les changements d’engagement!
Quand un homme est leur adversaire,
Mon cœur se serre.Car bien vite mécontenté,
Il est toujours au fond tenté
De tomber aux pieds de ce sexe
Et, tout perplexe,Il se sent devenir poltron
À voir frémir sous le plastron,
Comme une cruelle épigramme,
Un sein de femme. »Théodore de Banville, Escrime (21 décembre 1883)
La maîtresse d’armes, illustration de Jules Hanriot, L’art et la mode, 1894, N°3 La lettre de défi, Illustration de « En scene.. pour la revue » Par Japhet, Paris, E. Bernard et Cie, 1901.
Personnage encore grandement théorique, l’escrimeuse est digne des défilés de mode (avec son chapeau en forme de masque) ou des revues dénudées (elle a visé le sceau de la lettre en attendant le coeur sur le plastron).
« Je transperce les coeurs sans fleuret », vers 1900
L’élégante ici ne porte un fleuret que comme support à la métaphore.
Robida, La caricature, 14 mai 1881, Gallica
Robida consacre cette Une à se moquer de l’ouverture d’une classe d’escrime au conservatoire.
Illustrations Carl-Hap dans « La caricature », 1895
En 1895, ces caricatures peu féroces en deviennent presque flatteuses.
1901, cartes postales françaises
Vers 1900, émaux de Limoges
L’escrimeuse est surtout vue comme un personnage dérivé du grand siècle, improbable, théâtral et avant tout décoratif.
« Mademoiselle Gautier, danseuse », vers 1890, Musée Carnavalet
Léa Dorville, actrice des Folies Bergères, carte postale de 1905
Il n’y a guère que des danseuses ou actrices de seconde zone pour porter le fleuret.
Photographie A.Boyer Photographie A.Bert
Sarah Bernhardt dans l’Aiglon, 1899, cartes postales, Gallica
Même Sarah Bernhardt, dont la pratique de l’escrime était réelle, une excentricité parmi les autres, s’est rarement laissé photographier l’épée à la main : dans le rôle de l’Aiglon, on la voit plus souvent tenir la badine que le sabre.
La question de l’indécence
Aplatissant et géométrisant la poitrine, le plastron devait apparaître comme l‘antithèse du corset. Et d’une manière ou d’une autre il fallait bien libérer les jambes du fourreau des longues robes moulantes. Même un journaliste plutôt favorable à ce sport insiste de manière suspecte sur le caractère anodin et sans danger de la tenue :
« La femme du monde, par exemple, qui se voit, au bal, enlacée et pressée étroitement dans les bras d’un inconnu, n’aurait point même à redouter, à la salle d’armes, le contact d’une main d’homme. Quant au costume, rien n’empêcherait qu’il fût décent : une jupe paysanne à petits plis descendant à la cheville et laissant le pied libre, une blouse banale protégée par le plastron, un masque, des gants et le fleuret. Quoi de scabreux là ou de subversif ? « .[6]
La leçon d’escrime
Alcide-Théophile Robaudi, Salon de 1887, Collection privée
L’Escrimeuse
Frédéric Regamey, 1909, Collection privée
Robaudi nous montre la leçon d’escrime d’un petit garçon très féminin : trois ans après le tableau de Bayard, le thème exploite d’une autre manière la troublante sensualité de l’escrime.
Travestie en petit garçon ou costumée en fine guêpe, l’ escrimeuse échappe au sex-appeal de l’époque, ce pourquoi sans doute la représente si rarement : ainsi un peintre comme Frédéric Regamey, spécialisé dans les sujets sportifs et l’escrime en particulier, n’a peint que celle-ci.
Souzy, Fabrique d’ustensiles d’escrime et armes
1890, Gallica
Manufacture Française d’Armes et de Cycles, dessin de Maurice MOISAND
Vers 1901, collection privée
Si certains fabricants d’accessoires la mettent en valeur dans leur publicité, c’est plus pour attirer l’oeil que par propagandisme.
Sous-Lieutenant Maïtre d’armes
1902, série des « Femmes de l’avenir », Albert Bergeret
Quinze ans après les cigarettes Old Judge and Dogs Head aux USA (voir plus loin), Albert Bergeret prend le même prétexte de l’anticipation humoristique pour mettre en scène une galerie de fantasmes opulents, sans rapport avec les escrimeuses réelles.
Le tour des escrimeuses
16 mai 1903, La Vie parisienne, dessin de R.de la Nézière [7]
Celles-ci font encore figure de curiosités, dont la tenue et les motivations sont loin d’être banalisées. Cette planche illustre gaillardement plusieurs figures caricaturales, qui en disent beaucoup sur les réticences masculines :
- Miss Pic de la Mirandolinette (la bas-bleu qui se pique d’éducation universelle) ;
- la Princesse (la burgrave dominatrice) ;
- N’est pas convaincue (une vraie Française « obligée de de protéger beaucoup la gorge, que personne pourtant ne voudrait meurtrir ») ;
- L’Heureux prévôt (une grande dame « frappée par les coups de bouton du meurt de faim ») ;
- La bonne maîtresse d’armes (une professionnelle, fille et femme de maître d’armes « mais ici ce sport n’est pas encore accepté comme en Angleterre »).
- Mlle d’Artagnanette (« s’est battue avec un étudiant… après avoir enlevé loyalement son corset… On assure qu’elle se ressouvint d’être femme et qu’elle eut des charités pour le blessé« ).
Escrimeuse, 1905 Escrimeuse, dessin de Rossi, 1908
Sur la première carte postale, l’expéditeur a finement commenté : « Essayez d’en rompre une avec elle ! ».
En Angleterre : pour l’hygiène
The Latest Sport for Women, a Bout in a London Fencing School, illustration de Frederick Henry Townsend, The Graphic, 24 June 1899
Dans l’Angleterre victorienne, l’escrime, totalement expurgée de tout sous-entendu grivois, est un sport élégant et formateur.
1899, Dans la salle d’armes MacPherson, Sloane street 1902, Escrimeuses, Oxford Town Hall Exhibition
La meilleure société assiste à l’entraînement des jeunes filles, voire même à leur combat contre des hommes. Dans la première image, « le combat est arbitré par Miss Toupie Lowther, à droite »
L’actrice et fleurettiste accomplie Toupie Lowther
The Sketch, 14 février 1900
En tenue immaculée, la championne disserte sur les mérites comparés de l’escrime française ou italienne, et se livre à l’apologie habituelle de l’escrime hygiénique :
« Il faut la considérer comme indispensable à l’éducation de toute jeune fille. C’est l’exercice le plus parfait aussi bien pour le corps que pour le cerveau, même pas à moitié aussi dangereux que la gymnastique ou le cyclisme. » Miss Lowther est dans son physique, le type-même de l’escrimeuse : grande, gracieuse, vive, avec un regard gris-bleu pénétrant et une complexion magnifique, résultat d’une santé parfaite ».
« Adroite au fleuret », dessin de Dudley Hardy
1907, The London magazine
La femme d’épée est ici proposée comme icône de la Femme moderne.
Championnat d’escrime
The Bystander Advertisement for the Ladies, 1907
L’escrime comme culte féminin : un célèbre maître d’armes enseigne comment tinir le fleuret à la fille d’une Lady
The Graphic, 17 Octobre 1908
Bientôt on distingue les championnes et on compare les mérites des salles et des maîtres d’armes.
Aux USA : pour le punch et le tabac
La situation est bien différente outre-atlantique. L’escrime féminine y commence très tôt : en 1870, le colonel Thomas Hoyer Monstery, maître d’escrime, boxeur, tireur d’élite, marin, aventurier, combattant de rue, soldat de fortune et grand voyageur voyageur du ouvre à New Yorh sa “School of Arms ». Il y forme à l’autodéfense par tout type d’armes tous types de femmes, affirmant ne faire aucune distinction entre elles et les hommes. Il prodigue ainsi son savoir à plusieurs générations d’actrices et d’aventurières : Lola Montez (1821–1861), Ada Isaacs Menken (1835-1868), Marie Jansen (1857-1914), Adele Belgarde (1867-1938), Mildred Holland (1869-1944) et autres [8].
Ella Hattan, La Jaguarina, vers 1885
Mais son élève la plus célèbre fut Ella Hattan (née en 1859), dite la “Jaguarina », escrimeuse professionnelle qui livra son premier combat public à Chicago en 1884, puis s’exhiba d’un bout à l’autre des Etats-Unis.
la torera La fleurettiste La cavalière
En 1888, sa plastique avantageuse se reflète dans une des « sporting girls » des cartes à collectionner des cigarettes Duke. Ces « trading cards » cartonnées, insérées dans les paquets, déclinaient des thèmes sensés plaire aux fumeurs : sports et fortes femmes.
Bagues à cigare « Fencing Queen »
Maître d’armes,
1887, série « Occupations for Women (N166) » pour les cigarettes Old Judge and Dogs Head, MET
L’escrimeuse figure aussi dans la série plus osée d’une compagnie concurrente, dédiée aux métiers féminisés, avec quarante neuf autres consoeurs toutes également dotées de hanches en amphore et d’une taille de guêpe [9].
Anna Boyd Coyne, studios Campbell, vers 1890 Louise Skillman, Kinney Actresses series (N245), pour les cigarettes Sweet caporal, 1895
Au hasard de leurs rôles, quelques actrices vont se charger d’incarner ce stéréotype pulpeux.
Grace Golden Marie Tempest
Cabinet card Newsboy, New York, 1892
La compagnie de tabac à mâcher Newsboy édite une série de portraits d’actrice en tenue de scène suggestive, parmi lesquelles les escrimeuses restent rares.
Marie Tempest, 1892, Cabinet card Napoléon Sarony
Actresses series (N245) pour Sweet Caporal Cigarettes, MET Little Rhody Cut Plug tobacco
C’est son rôle dans « The fencing master », à l’hiver 1892, qui vaut à Marie Tempest sa présence sous ce costume dans plusieurs séries de cartes.
vers 1890, carte publicitaire pour Victory Tobacco
Cet autre cigarettier en reste quant à lui au chic français des escrimeuses de Bayard. On notera l’ajout du combat de coqs gaulois, pour rappeler la provenance exotique de l’image.
Un même avorté :
Les Escrimeuses de Vienne
La classe du Fechtmeister Johann Hartl, Vienne
« Un professeur d’escrime avait fondé, en 1873, au Conservatoire et à l’Opéra de Vienne, une classe d’escrime qui était devenue, par la suite, obligatoire pour les élèves des deux sexes. Le but, alors, était essentiellement d’apprendre aux futurs comédiens et comédiennes à soutenir un duel proprement quand leur rôle l’exigerait. Mais bientôt, un groupe d’élèves et notamment plusieurs demoiselles du corps de ballet s’étant intéressés particulièrement à celte branche d’études, le professeur put compléter leur éducation et former une véritable société d’escrimeuses. Celles-ci donnèrent, dans leur pays d’abord, des assauts d’armes qui furent très goûtés. Enhardies par la réussite, elles se répandirent après au dehors et c’est cette cohorte d’élite qui traversa naguère l’Europe et l’Amérique, récoltant sur son passage une ample moisson de lauriers. et de florins. » 1894 [6]
Les Escrimeuses Viennoises à Paris
1885, Les Escrimeuses Viennoises au Figaro, Emile Bayard
Une première représentation, avec le gratin mondain, fut donnée à l’hôtel du Figaro le 31 janvier 1885. Plusieurs représentations au Cirque d’Hiver suivirent jusqu’au mois de Mars.
« Voilà huit jours qu’une petite troupe d’escrimeuses viennoises, le professeur Hartl à leur tête, sont débarquées à Paris, l’épée au poing. Grand émoi parmi les Parisiennes : Etait-ce une nouvelle mode qui allait se fonder, et le bataillon des escrimeuses de Paris, déjà assez nombreux, allait-il devenir une véritable armée ? On attendait donc avec curiosité la représentation de début des jeunes Viennoises.
Elles ont un air très réservé et « comme il faut » de bonnes petites bourgeoises, – rien des agences, — de fraîches couleurs, la beauté du diable et même mieux pour quelques-unes. Leurs costumes ne manquent ni d’élégance ni de chasteté : ce sont de petits maillots de couleurs diverses, autour desquels flotte un petit jupon protecteur. Sur les seins, le maillot est recouvert d’un petit plastron rembourré, — comme tant de corsets !
Elles s’avancent sur l’estrade, s’alignent d’un air modeste, et obéissent militairement à leur professeur le «fechtmeister » Hartl, très correct et ayant fort bonne mine sous son costume de velours noir….
La « poulé au fleuret entre toutes les élèves » a fort bien terminé la soirée. Il s’agissait de gagner un bracelet d’or. Aussi les jeunes escrimeuses ont déployé tous leurs moyens et se sont poursuivies vivement d’un bout de l’estrade à l’autre. Parfois même, dans leur vivacité, elles relevaient d’un coup de fleuret malheureux (?) un petit coin de leurs jupons…
A Vienne, les escrimeuses sont. paraît-il, moins nombreuses qu’à Paris. Comme ici, ce sont surtout les actrices qui cultivent l’art du fleuret, dont elles ont pris les premières leçons au Conservatoire, avec le professeur Hartl. Plusieurs d’entre elles pourraient, à l’occasion, défendre leur vertu l’épée à la main. Heureusement, pas plus qu’ici, elles n’abusent guère de leur force. » BARON DE VAUX, LES ESCRIMEUSES VIENNOISES, Gil Blas 4 février 1885
Les Escrimeuses vues par Koppay
En 1894, les fillettes du Professeur Hartl trouvent leur interprétation la plus piquante dans les pages de la revue berlinoise « Moderne Kunst : illustrierte Zeitschrift » . Sous couvert de promotion de l’escrime pour dames, une série de dessins du peintre mondain Koppay, gravées par Richard Bong, leur donne une coloration franchement libidinale.
Escrimeuses (Fechterinnen), texte de Dobert
1894, Joseph Arnad Koppay, Moderne Kunst Année VIII I
L’article de Dobert se présente comme un interview du peintre Koppay, en train de travailler à un portrait de petite fille. Les cigares sont allumés, on en vient à parler fleuret, et à déplorer le retard de l’Allemagne du Nord par rapport aux pays voisins.
« – Et les dames aussi ? lancè-je.
- Eh bien, ce serait trop dire, mais il y a passablement de femmes escrimeuses non seulement parmi les dames de l’aristocratie française, mais aussi parmi les comtesses autrichiennes, qui se consacrent aux exercices avec beaucoup de zèle. «
- Et un duel de femmes?
– Sans doute une impossibilité…
– Mais cet artiste français nous a bien montré deux femmes qui lèvent leurs lames contre leurs poitrines nues ? «
Les deux hommes préfèrent se laissent aller à rêver à un duel mixte :
« – (le journaliste)…Le regard doit être fixé sur l’œil de l’adversaire. On lit ses pensées dans les yeux, on peut y voir quels mouvements il compte faire. Il y aurait donc un charme particulier à combattre une adversaire féminine. Ainsi les yeux dans les yeux – contemplant d’un regard comblé l’étoile noire – quelle félicité pour les mortels.
– (Koppay) Si une telle jeune fille en arme décidait que vous devez la suivre à vie … ce ne serait pas du goût de tout le monde. «
-Je vous donne le point, mais n’êtes-vous pas vous-même un défenseur des escrimeuses ?
– Assurément, et je ne retirerai pas un mot. Mais les dames peuvent rester seules et pratiquer l’escrime comme un exercice, pas dans le but de vaincre le sexe masculin, qui a si souvent été vaincu.
– Vous avez raison. Je ne pense pas non plus que nos lycées féminins incluront l’escrime dans leur plan de cours, mais si un jour nous entendons parler de la fondation d’un club d’escrime féminin, vous en serez le véritable fondateur. Vos escrimeuses dans « Modern Kunst… »
…plairont je l’espère à vos lecteurs ?
Nous nous sommes serré la main et j’ai quitté l’atelier de notre cher collaborateur ».
Vaincue Après le combat
A contrario du texte, les deux dessins illustrent clairement un duel de dames : la Blanche désarme la Noire, puis les deux narguent le lecteur à la porte du vestiaire.
Cours d’escrime (Fechtunterricht)
Joseph Arnad Koppay, 1894, illusration pour Damenfechten, article de Hartl,Moderne Kunst Année VIII III
Pause durant le combat, Publicité pour le vin sec Henkell, 1908, revue Jugend
Les images durent effectivement plaire puisqu’en mars un nouvel article, signé Hartl, vient cette fois faire la promotion explicite de ses escrimeuses. Il est amusant de comparer l’image-titre avec cette publicité de 1908, qui joue sur la même composition (et peut être sur le souvenir de la première) tout en l’expurgeant de ses aspects dangereux (ces dames sont assises, désarmées et en jupe longue).
Avec une hypocrisie consommée, le texte prétend l’inverse de ce que les images montrent :
« Mais le costume ? – En bien, c’est la chose la plus simple au monde. Une jupe paysanne à plis qui couvre les chevilles tout en laissant le pied libre, un chemisier confortable (le corsage passé sans serrer). un plastron de papier mâché recouvert de cuir, masque, gants, arme, et le costume est fait.
» Et les mouvements ? – Eh bien, ils sont nettement de nature moins exposée que sur la glace ou dans la salle de bal. «
D’une main sûre (Mit sicherer Hand) Pause durant le combat
1894, Moderne Kunst Annee VIII 3 1
L’article se conclut par deux images que Sacher Masoch, autre spécialiste autrichien des femmes à poigne, a peut être eu le bonheur de contempler avant de mourir : en 1891, un des chapitres de « Katharina II.; russische Hofgeschichten » décrit un duel entre dames.
Dès la fin de 1894, une partie des images et du texte a été repris à Paris, dans la Revue illustrée [6], en souvenir du passage des escrimeuses en 1885.
Fleurettfechterin
1899, peinture de Kornel M. Spanyik, Hongrie
Dans la postérité de Koppay, on notera cette dame démontrant d’un air sévère la souplesse de sa lame.
Les Escrimeuses viennoises aux USA
Les escrimeuses au Musée
1890, Illustrated American 1891, Illustrated Sporting and dramatic news
Les « Hartl girls » firent plusieurs tournées aux Etats-Unis, entre 1888 et 1891
1891, New Zealand Graphic and Ladies’ Journal Fencing in female physical culture, 1893, The American Magazine
Ces tournées ont dû contribuer à promouvoir l’escrime pour la santé des jeunes filles : dans une interview, l’une des Fraulein explique que c’est uniquement pour raisons médicales qu’elle continue à pratiquer avec son bon professeur [10].
Les Américains ont pris ce discours à la lettre et n’ont pas mordu aux non-dits : les petites filles du professeur Hartl et les opulentes actrices new-yorkaises sont restées chacune dans leur sphère, sans fusionner leurs charmes explosifs.
Classe d’escrime à la Bennet School For Girls, New York, vers 1890
Suivant l’exemple anglais plutôt que germanique, c’est donc pour raison hygiénique que l’escrime commence à s’introduire dans les bonne écoles des Etats-Unis.
Entre les combats, p 494 Préparation au combat, p 495
Illustrations de E.Grivaz pour l’article « A modern sportswoman », Munsey’s Magazine, juillet 1897, p 491 et ss [10a]
En 1897, un article du Munsey’s Magazine présente l’escrime comme l’occupation à la mode, à la fois mondaine amusante, artistique, esthétique et excellente pour la santé, et le prouve par des images bien loin des sous-entendus sulfureux de Koppay…
Une sportive moderne
…sinon que la maîtresse d’armes présente, avec ses culottes bouffantes, un physique androgyne affirmé : sans doute faut-il comprendre seulement qu’elle est aussi efficace qu’un homme, sans aller regarder plus loin.
Damenfechten, Wer wagts” (“Qui ose ?”), Edward Cucuel
Il est amusant que, pour l’exportation en Allemagne, Cucuel ait recopié, en le blondissant et en le féminisant, le « maître d’escrime » ambigu du Munsey’s Magazine.
Références : [1]. “An easy dress should be worn, and it is usual, in academies, to have a spot or heart on the left side of the breast of the waistcoat.” Thomas Stephens, « New System of Broad and Small Sword Exercise », 1843. [2] On ne saurait trop recommander cette remarquable enquête, historienne et littéraire, et qui plus est accessible en ligne : Reflets d’une Maupassante, G.Picq avec la collaboration de N.Cadène, 2014, éditions des Commérages, https://fr.scribd.com/doc/269843423/Reflets-d-une-Maupassante [3] Maupassant et l’Androgyne, Pierre Borel, Editions du Livre Moderne, Paris, 1944Le type de la fille de bonne famille plate et qui peut piquer commence à s’installer aux USA : mais sa concurrente populacière et bien en chair des planches de Broadway n’a pas dit son dernier mot : le terreau est préparé pour l’explosion, au tout début du XXème siècle, d’un nouveau même d’importation.
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Extraits consultables via http://romanslesbiens.canalblog.com/ [4] Melanie Hawthorne, Finding the woman who did not exist. The curious life of Gisèle d’Estoc, University of Nebraska Press, 2013 https://books.google.fr/books?id=qY3cwMeQ1G0C&pg=PA40&dq=Melanie+Hawthorne,+Finding++the+woman+who+did+not+exist.&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi43fnM5NbRAhUCnRoKHcS4CSwQ6AEIHTAA#v=onepage&q=Bayard&f=false [5] Pour une histoire des duels de dames et une collection de fantasmes dépoitraillés, on peut consulter https://web.archive.org/web/20150510114323/http://www.fscclub.com/history/duel-topl-e.shtml [6] Escrime pour dame, Revue illustrée, vol 19, 15 décembre 1894, p 82 et ss https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6263275p/f90.item [7] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1254608n/f323.item.zoom [8] https://martialartsnewyork.org/2017/08/29/colonel-thomas-monstery-and-the-training-of-americas-swordswomen/
https://martialartsnewyork.org/2015/03/31/colonel-thomas-monstery-and-the-training-of-jaguarina-americas-champion-swordswoman/ [9] On peut voir l’ensemble de la série sur le site du MET :
https://www.google.com/search?rlz=1C1CHBD_frIT859IT859&source=univ&tbm=isch&q=Occupations+for+Women+series+(N166)+for+Old+Judge+and+Dogs+Head+site:metmuseum.org&sa=X&ved=2ahUKEwiflqH7tITrAhUBrxoKHWJKAAcQ7Al6BAgKEBk&biw=907&bih=424&dpr=3.5 [10] W. B. Holland, « Outing: Sport, Adventure, Travel, Fiction » Volume 13; 1889, p 314 https://books.google.fr/books?hl=fr&id=1BugAAAAMAAJ&dq=hartl [10a] https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=pst.000068739157&view=1up&seq=525&q1=fencing