Cet article fait le point sur un type très particulier de barrière, assez fréquent dans la peinture flamande, avec une barre oblique qui dépasse, du côté des charnières, la traverse du haut : on la rencontre encore aujourd’hui dans certaines régions françaises, notamment le Cotentin :
Nez de Jobourg
Est-elle juste un élément distinctif des campagnes flamandes de l’époque, ou a-t-elle revêtu, quelquefois, une signification symbolique ?
Une simple barrière
L’Annonce aux bergers
Dans ces deux Livres d’Heures à l’usage de Bruges, la barrière ne vise qu’à donner une couleur locale à l’enclos à bétail.
Fête des arbalétriers, Maître de Francfort, Fin XVème, Musée des Beaux Arts, Anvers
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Dans ce contexte profane, elle empêche d’entrer ceux qui ne sont pas arbalétriers.
La fenaison, Brueghel l’Ancien, 1565, Galerie nationale, Prague
La Fenaison représentait les mois de Juin et Juillet dans une série de six tableaux illustrant les travaux de la campagne tout au long de l’année, commandée par le marchand anversois Niclaes Jongelink.
En bas à gauche, un paysan redresse sa faux sur une enclume à l’ombre d’une haie, près d’une barrière abattue. Une autre faux est posée par terre devant lui.
Solitudo rustica, 1555, gravure de Jan and Lucas Duetecum d’après Pieter Bruegel
Il ne faut probablement pas attribuer un sens symbolique à la faux : un groupe analogue, de deux faucheurs cette fois, sert un rôle analogue de repoussoir pour accentuer l’effet d’immensité du paysage, dans cette autre composition de Bruegel réalisée dix ans plus tôt.
A l’autre bout du tableau, côté village, un homme est en train d’enjamber une seconde barrière, celle-ci intacte. On pourrait penser que les deux barrières servent à protéger le pré des animaux, mais ce n’est pas le cas : une route où arrive un troupeau de moutons longe les maisons par devant : la seconde barrière sert donc à empêcher le bétail de s’échapper de la cour de la ferme.
Il est donc possible que le portail abattu, au premier plan, soit un signe d’abondance : dans ce pays de cocagne, le pré est si vaste et i’herbe y pousse si bien qu’il n’est pas besoin de l’enclore.
Un motif religieux polyvalent
Joachim reçoit de l’Ange l’annonce qu’il va bientôt devenir, malgré son âge avancé et celui de sa femme, le père de Marie. Le portillon sépare le pré vert, où broutent des lapins blancs et bruns, de la garenne pelée : il ne sert pas à empêcher les lapins de passer du lieu où ils habitent au lieu où ils se nourrissent, mais à protéger leurs terriers du bétail qui viendrait dans le pré. Joachim apparaît ainsi dans un zone d’abondance, régulée et protégée : il est le garant de la fécondité des lapins, tout comme l’Ange est le garant de la sienne.
Au dessus de l’image, l’homme sauvage à la fourrure blanchie réitère le message : il est possible à un vieil homme d’attraper à nouveau la lapine, si telle est la volonté de Dieu.
Livre d’heures de Catherine de Clèves, 1440, Morgan Library MS M.917945 fol 01v-02r
Cette enluminure plutôt directe se trouve en regard du frontispice où Catherine de Clèves présente une supplique à Jésus (voir 2-4 Représenter un dialogue). Elle témoigne du haut degré de liberté dont jouissait l’illustrateur de cette oeuvre princière, commandée à l’occasion du mariage de Catherine en 1430, mais dont la réalisation prit une dizaine d’années : le choix d’une image évoquant la naissance de Marie, en face de l’image de Catherine, entourée des armoiries de ses ancêtres, priant devant elle et l’Enfant Jésus, vaut souhait de fécondité.
Livre d’Heures, Bruges, 1500-26, Morgan Library M.363 fol. 89v
Psaume 110 (Dixit Dominus)
Livre d’Heures, Bruges, 1500-26, Morgan Library M.363 fol. 90r.Le motif de la fontaine protégée par une barrière, où les oiseaux viennent boire en paix et les lapins manger l’herbe grasse, est employé par les enlumineurs de Bruges comme une image de pureté et de protection, dans des contextes variés :
- à gauche, son caractère pacifique met en valeur, par contraste, l’image violente qui s’y superpose ;
- à droite, il illustre un psaume qui exprime la protection du seigneur Dieu envers le seigneur terrestre, et fait peut être allusion à la fin du psaume : « A l’eau du torrent en chemin il boira ».
Livre d’Heures, Bruges, 1500-26, Morgan Library, MS M.390 fol. 176v
De manière qui semble assez gratuite, un enclos à lapins sans fontaine illustre ici l’Office de St Jean l’Evangéliste : il s’agit en fait d’une allusion à la virginité de Saint Jean, évoquée par cette formule du texte :
Celui qui est vierge est choisi par Dieu et distingué parmi les autres. Virgo est electus a domino atque inter ceteros magis dilectus
La barrière est donc ici le double symbole de la virginité, mais aussi de l‘élection : Dieu choisit qui entre en son enclos.
Le seuil d’un espace sacré
Dans ce tableau votif, la barrière ouverte a permis à Jean Godin et à sa famille de franchir le seuil de l’espace sacré, où a lieu la Résurrection du Christ.
Derrière Jean Godin, accompagné de son saint patron (Jean-Baptiste?) viennent ses neuf fils, puis son épouse Jeanne de Salembiens avec Jean l’évangéliste (?), suivie des huit filles. Les membres décédés de la famille sont indiqués par une petite croix dans leurs mains. Diverses considérations laissent penser que le tableau est probablement bien postérieur à 1465 [1].
Triptyque Portinari (détail). Cliquer pour voir l’ensemble.
Hugo van dee Goes, 1475, Offices, Florence
Ici encore le portillon sépare la ville, d’où viennent les deux sages-femmes, et l’enclos sacré où se déroules la Nativité, en présence de la famille Portinari.
Van Orley a réalisé cette œuvre pour l’abbatiale de Marchiennes, dont le blason apparaît dans le vitrail à gauche de la Vierge. A l’extérieur de la loggia est représenté le miracle dit de l’Abrepinière :
Saint Martin « voulait couper un pin consacré au diable, malgré les paysans et les gentils, quand l’un d’eux dit: « Si tu as confiance en ton Dieu, nous couperons cet arbre, et toi tu le recevras, et si ton Dieu est avec toi, ainsi que tu le dis, tu échapperas au péril. » Martin consentit; l’arbre était coupé et tombait déjà sur le saint qu’on avait lié de ce côté, quand il fit le signe de la croix vers l’arbre qui se renversa. de l’autre côté et faillit écraser les paysans qui s’étaient mis à l’abri. A la vue de ce miracle, ils se convertirent à la foi. (Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, V, 2 ).
Saint Martin apparaît donc de part et d’autre du portillon :
- en zone profane et même païenne,
- parmi les Saints qui adorent Marie.
Deux personnages ont le visage caché : l’ange admis à contempler la scène, et un moine anonyme de l’abbaye, que sa piété a autorisé à passser la barrière et à s’avancer dans la zone sacrée, jusqu’à la porte close.
Une métaphore virginale
La visitation,
Simon Marmion, 1485-90, Huth Hours, BL Add MS 38126 fol 66v
En présence de Marie, la barrière joue toujours son rôle de délimitation de l’espace sacré : ici elle protège la maison bien tenue de sa vieille cousine Elisabeth ( son mari, Zacharie, est assis au fond devant le portail).
Mais elle acquiert probablement ici une signification supplémentaire, celle des matérialiser la virginité de Marie.
La fin du chemin
Ce tableau montre deux exemplaires de la barrière :
- celle du fond sépare le village et le domaine de Marie, où se trouve sa maison fortifiée et où les animaux sauvages vivent en paix ;
- celle de gauche sépare ce domaine et le « jardin clos » proprement dit, symbole habituel de la virginité.
Cependant le paon juché sur la barrière autorise ici une lecture plus riche. A cause de sa chair réputée imputrescible, cet oiseau représente en général la Résurrection. Le paon sur la barrière qui ferme le chemin côté Jésus pourrait donc se traduire littéralement : par la Résurrection, Jésus triomphe de la Mort. La seconde barrière, côté Marie, représenterait la fin ordinaire de son propre chemin de vie.
Le colporteur (détail). Cliquer pour voir l’ensemble.
Bosch, 1490-1510, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
Cette interprétation pourrait sembler arbitraire si on ne retrouvait la barrière fermée dans ce tableau de la même époque, où l’analyse d’ensemble montre qu’elle signifie clairement la fin du voyage pour le colporteur (voir La cage hollandaise).
Un Au-delà spirituel
Le Christ et l’âme dans le jardin de Gethsemani, 1521, édité par Jan.Berntsz, Utrecht University [2]
Ces trois gravures illustrent une brochure pieuse imprimée de nombreuses fois entre 1515 et 1546, « Le jardin de fruit spirituel où l’âme pieuse est rassasiée du fruit de la passion du Christ (Die geestelicke boomgaert der vruchten Daer meurent dévouer SIEL haer versadicht vanden vruchten der passien Christi »). L’opuscule se présente comme une discussion entre l’âme du dévot et son Epoux Jésus, au travers de trois jardins spirituels :
- le jardin fleuri du Mont des Oliviers,
- la pommeraie du verger de Pilate ;
- le bosquet de baumes d’Engedi sur la colline du Calvaire.
La barrière fermée matérialise ici un au-delà spirituel auquel seule l’âme du dévot peut accéder, par sa prière.
La clôture du couvent : les Besloten Hofje
Besloten hofje, Brabant, vers 1500, Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten, Anvers
On nomme Besloten hofje (jardin clos) un type de reliquaire typiquement flamand, de grande taille, possédant en général au bas une barrière munie d’une porte. Celui-ci a probablement été installé dans un retable prévu pour autre chose, car les volets latéraux sont peints dans le style allemand, sans rapport avec la partie centrale.
Elle à pour sujet principal la Vierge au croissant de lune (voir 3-3-1 : les origines).
Le registre inférieur juxtapose trois scènes :
- à gauche, Adam et Eve chassés du Paradis par l’Ange ;
- au centre Sainte Agnès, sans doute la patronne de la commanditaire, avec son agneau qui grimpe contre sa robe ;
- à droite Saint Jean chassant le démon de la coupe empoisonnée.
Les deux portes et les deux agneaux (SCOOP !)
Si la porte fortifiée de gauche représente celle par laquelle Adam et Eve vont être chassés du Paradis vers la terre, celle derrière saint Jean dot être la porte du Ciel. Et le second agneau qui s’en rapproche figure la dévote, quittant la protection de sa patronne pour rejoindre le lieu qu’elle espère.
Si la dévote se fait représenter comme étant déjà à l’intérieur du jardin clos, c’est que celui-ci n’est pas le Jardin d’Eden, mais un autre paradis. Bien qu’ici aucune source documentaire ne l’atteste, ce type de reliquaire semble avoir été destiné à des religieuses, la barrière du jardin représentant la clôture du couvent.
Dans tous les Besloten hofje munis d’une porte, elle est disposée dans le même sens : charnières à droite et s’ouvrant vers l’avant, avec en général un verrou ou un loquet sur la gauche : comme pour souligner que c’est la spectatrice elle-même qui a choisi de fermer la barrière, et qu’elle est libre de l’ouvrir à tout moment.
L’inscription du bas corrobore cette lecture, puisqu’elle s’adresse clairement à quelqu’un qui est dans le tableau :
Le temps est court, la mort est rapide,
tu fais bien de te détourner du péché,
oh quelle joie d’être ici,
là où mille ans sont (comme) un jour.
Die tyt is cort, die doot is snel,
Wacht U van Sonde(n) so doet ghi wel.
Och wat vroegde(n) daer wese(n) mach,
Daer duse(n)t jaer is ene(n) dach.4
Un statut intermédiaire
L’humble porte en bois, objet d’aujourd’hui, manufacturé et manipulable, s’oppose ici aux deux grandes portes mystiques qui conduisent l’une vers l’exil, l’autre vers le salut. L’insistance sur cet élément de décor, au centre et au premier plan, à portée de main de la dévote agenouillée, en fait un élément mixte, qui appartient à la fois au monde idéal du jardin et au monde réel.
D’autres exemples vont nous permettre de cerner plus précisément sa, ou ses signification (s), dans le contexte très particulier des Besloten hofje.
La série la plus importante de Besloten hofje (sept exemplaires) a été réalisée entre 1510 et 1530 pour l’hôpital Notre-Dame (Onze-Lieve-Vrouwegasthuis) de Malines [3]. Les recherches récentes d’A.Pearson [4] tendent à montrer qu’il ne s’agit pas de travaux effectuées par les religieuses – fort occupées à leurs tâches d’infirmière – mais plutôt de commandes coûteuses effectuées pour les religieuses par des artisans et peintres locaux.
Grâce aux saints patrons des panneaux latéraux (Saint Jacques le Majeur et Sainte Marguerite) et aux archives de l’hôpital, A.Pearson a pu identifier les donateurs dont la fille aveugle (à l’extrême droite) avait été acceptée parmi les soeurs.
Qu’ils soient ou non accompagnés de volets et quelque soit le sujet central, quatre de ces reliquaires possèdent en bas au centre une porte fermée. Ici la partie fixe de la barrière est quasi invisible sous les fleurs.
Dans cet exemple dédié cette fois à la Crucifixion, la barrière fixe a même été totalement éliminée :
- la porte suffit à désigner le lieu comme un jardin,
- l’idée de la clôture est sans doute ici est moins importante que celle de la virginité de la dévote, déposée en offrande au pied de la croix, et probable allusion au verset d’Ezechiel :
Cette porte demeurera fermée: elle ne sera pas ouverte
Porta haec clausa erit: non apietur et vir non trasibit per eam
Ezechiel, 44, 2
Autour de Jésus en Croix, l’ensemble est peuplé de motifs mariaux et virginaux :
- la porte d’Ezechiel, Gédéon et Aaron ;
- la chasse à la licorne ;
- Moïse et le buisson ardent,
L’inscription qui se poursuit sur les deux parties de la barrière fixe rappelle le rôle de la licorne :
La licorne, échappée de son puissant domaine du paradis céleste,
apprivoisée à nouveau dans le sein d’une vierge, nous purifiant ainsi du poison du péché
Celle inscrite sur la porte indique explicitement que le jardin clos représente Marie :
Tu es le jardin de tous les délices,
jamais touché par les souillures,
débordant de vertus diverses,
engendrant une fleur pleine de grâce.
Tu es ortus cunctis deliciis
affluens multisque divitiis
umquam tactus spurriciis (sic)
gignens florem refertum gratiie.
De ce fait, la « fleur pleine de grâce » ne peut être ici Marie, mais bien la religieuse qui, protégée par la clôture, peut croître à l’exemple de la Vierge.
Besloten Hofje avec la Crucifixion , vers 1525–28, Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA
Dans ce dernier cas, dont le sujet unique est la Crucifixion sans aucune symbolique mariale, la barrière fixe est remplacée par un long texte en deux parties :
Le Christ est mort pour nous avec une grande douleur sur le mont Calvaire, de la plus amère mort :
et ses blessures sont notre grâce et la rédemption de nos méfaits et de nos péchés
XPS is voer ons ghestorvē in grot’ not inden berch van Calvariē die alder bitterst doot.
In Ihs wondē ons ghenade ende verlatenisse van onsen misdaten eñ sonden
Mort d’une dévote (SCOOP !)
Le fait que le mot inscrit juste à côté du verrou soit le mot mort suggère qu’il ne s’agit pas uniquement de la mort du Christ, juste au dessus : mais aussi de celle de la dévote. Le jardin clos représenterait ainsi non seulement le couvent et la virginité, mais aussi le paradis particulier de la religieuse, peuplé des saints qui lui servent d’exemple et de soutien, et dont le verrou, fermé au moment de ses voeux, s’ouvrira à nouveau au moment de sa propre mort.
Dans cette optique, les Besloten Hofje seraient une sorte de variante, en version modeste et intime, des retables dévotionnels où le donateur se fait mettre en scène tel qu’il sera après sa moret, présenter à la Madone par ses saints patrons.
Les Besloten Hofje de Malines symboliseraient donc à la fois la vie close d’une religieuse et sa récompense finale.
L’emblème de l’humilité
Petit, mais satisfait
Visscher, Sinnepoppen, 1614
Enfin, en 1614, la barrière fermée se popularise comme emblème à l’usage de tous, expliqué par les vers suivants :
Tenez-vous propre, faites-vous petit. Craignez le jour auquel nul n’échappe.
Houdt u reyn Acht u kleyn: Vreest voor den dagh, Die niemandt verby en magh.
Hors de tout contexte religieux, le portail champêtre combine ici sa valeur d’humilité (quelques planches de bois), et sa symbolique terminale.