Ziggy Stardust mourut à Hammerfield à l'été 1973. Mi-homme mi-femme, icône androgyne au visage d’ange, cet esthète du show façonna la gloire de son créateur, un certain David Bowie, qui l’incarnait avec conviction dans ses grand-messes musicales. La poussière d’étoile scintillait de mille feux, mais ses reflets pâlirent vite l’éclat du maître, qui s'en défit. Un quart de siècle plus tard, David Bowie, artiste aguerri aux revenus inavoués, fit une entrée en fanfare sur la scène financière : tout à ses comptes, il s’avisa d’en réclamer d’avance, sans bémol, à hauteur de 55 millions de dollars 1 ! En janvier 1997, il céda dix années d’exploitation de son catalogue à une société ad hoc, qui émit en contrepartie un emprunt obligataire rémunéré 7,9% l’an 2 : Prudential Insurance rafla toute la mise. Les titres de la rock star avaient bel et bien changé de nature. Ziggy renaissait : nom de code « Gold Dust ».
La technique employée par David Bowie est celle de la titrisation, apparue aux Etats-Unis lors du big bang libéral des années 70 : des actifs, plus ou moins solides, générateurs de flux financiers, plus ou moins certains, sont payés par anticipation à leur propriétaire ; une société intermédiaire (SPV) 3, créée pour l’occasion, réceptionne le principal du cédant qu’elle finance en émettant des obligations ; le taux facial des titres motive alors, plus ou moins, les investisseurs qui prennent leurs risques : ceux-ci encaissent périodiquement les intérêts de leur créance et le remboursement d’une part du capital, selon l’aptitude des actifs que l’on a dits à produire les recettes que l’on a pressenties. Au terme de l’opération, chacun reprend ses droits, quitte et ravi du contrat gagnant-gagnant qu’il aura souscrit. Typiquement, les royalties de David Bowie furent suffisantes pour servir les prêteurs, surnuméraires même, et rien ne vint globalement troubler ce concert-là. En mars 2004 cependant, l’agence de notation Moody’s, qui n’avait pas disgracié l’emprunt initial en le cotant A3, abaissa sa perception de la dette au niveau Baa3 4, un cran au-dessus du junk bond la musique de l’idole se vendait moins bien. La plateforme iTunes d’Apple relança la machine à cash. Ainsi, ce qui vaut aujourd’hui et promet des lendemains qui chantent n’est-il jamais assuré de durer. La menace plane toujours du risque en maraude.
La propriété intellectuelle n'est qu’un boutefeu de la titrisation. Toute rentrée d’argent prédictible, récurrente et assez dotée de zéros pour être prise au sérieux, peut être ainsi escomptée : recettes d’abonnements, primes d’assurance, créances commerciales, péages autoroutiers, tout y passe qui aura su démontrer une antériorité crédible et des risques futurs quantifiables. Mais le canal historique, celui qui éprouva le système, en fit la règle et harasse aujourd’hui l’économie de ses excès, nous vient du marché hypothécaire américain. Les crédits immobiliers furent longtemps et demeurent l’actif idoine des faits de titrisation, offrant aux prêteurs une source de refinancement stable. Une envie de maison ? La banque octroie les fonds, délimite son risque et hypothèque le bien ; puis, ayant renouvelé ce commerce, elle regroupe les crédits aux attributs proches en un bric-à-brac, appelé ABS – Asset Backed Securities (titres adossés à des actifs) 3 -, et cède le tout contre espèces sonnantes et trébuchantes. Désengagée, la banque n'est plus en danger ; son ratio de solvabilité, dit de Cooke 5, est restauré : elle peut prêter à nouveau. Qu’importe alors les règles de prudence, les garanties demandées aux emprunteurs puisque leurs prêts seront revendus au Marché et les risques disséminés. Et plus encore quand la pyramide des emprunts est soutenue par la hausse ininterrompue des prix immobiliers.
La magie financière a opéré : tel qui s’est endetté pour acheter sa maison peut a présent acquérir d’alléchants ABS, susceptibles même de contenir son propre crédit titrisé ! Les rendements sont à l’avenant, et le succès au rendez-vous : l’afflux d’emprunteurs de plus en plus insolvables, aux mains de vendeurs peu scrupuleux qui prêtent leurs dollars à l’usure, fouette en effet les rendements et rameute beaucoup. Les créances subprimesétaient de cette veine-là, aux taux survitaminés, prêtes à goberger des investisseurs peu regardants, mieux étreints par les rentabilités élevées que par les réalités sociales. Banquiers compris ! Ainsi, vit-on des emprunteurs devenant leur propre banquier, et des banquiers leur propre emprunteur : le mistigri de la dette, aux mains de mathématiciens chevronnés et de juristes minutieux, passe d’un portefeuille à l’autre, et nul ne sait plus ce qu’il a acheté ni risqué. Car contrairement aux titres obligataires usuels, fondés sur la capacité de remboursement de l’émetteur, ABS et consorts reposent sur des flux financiers futurs, lesquels auront déjà pu être titrisés plusieurs fois, coupés en quatre, élevés au carré ou au cube ! L’alambic financier tourne à plein et embrume tout. « La titrisation se réduit à ôter [les crédits] des épaules de ceux qui sont capables de les porter [les banques] pour les mettre sur les épaules de ceux qui sont incapables de les comprendre 6 ».
Ce n’était pas assez, on compliqua davantage : les actifs homogènes des ABS, eux-mêmes tranchés en profils de risques variés, furent à leur tour agrégés dans des supports logeant des créances de toutes origines afin d’augmenter l’énergie du tout ; ces constructions ultimes, baptisées CDO – Collateralized Debt Obligations 3 -, véritable « salade niçoise » aux dires mêmes de Henri de Castries, PDG d’Axa, échappent aux forces de l’esprit : leur valeur est inconnue, inexpugnable, qui résulte des menées d’une nuée d’emprunteurs, de leurs capacités ou non à rembourser quelques milliers de dettes, l’ensemble mâtiné de formules absconses fondées sur des données incertaines. Comme Pangloss, professant à Candide un optimisme béat, la finance poursuivit ainsi l’utopie d’un monde aux liquidités infinies et aux risques sous tutelle. Hélas, on n’avait pas imaginé comment ce système pouvait fonctionner à l’envers, ni qu’il dût massivement le faire. Lorsque les crédits subprimes régurgitèrent leur flot d'impayés sur fond de maisons saisies, mal revendables, nul ne voulut plus des rejetons de la titrisation ; les actifs originels retournèrent à leur illiquidité naturelle après avoir écumé les Marchés. Et ce qui est illiquide n’a pas de valeur : la crise de solvabilité se doubla aussitôt d’une crise de liquidité. En sorte que ce déni de l’économie financière amoindrit nettement les certitudes néolibérales d’un Marché omnipotent.
L'à-pic est vertigineux : en avril 2008, le FMI chiffrait à 945 milliards de dollars les pertes dues à l'embolie de subprimes 7 à large spectre - prêts à l'immobilier résidentiel (RMBS) et commercial (CMBS), à la consommation (ABS) et aux entreprises (CLO) 3. Depuis juillet 2007, les organismes de crédit, banques et refinanceurs hypothécaires déprécient à tout va des titres invendables. Certains ont déjà chuté, comme Bear Stearns, ou récemment Indymac. D’autres, rehausseurs de crédit notamment, sont menacés. Entre 1999 et 2006, 90% des crédits alloués aux Etats-Unis ont fait l’objet d’une titrisation 8. Quelques fins damnées seront difficiles.