Les œuvres majeures servent de source d’inspiration aux artistes, longtemps après avoir été réalisées. On se souvient de la Joconde revue et corrigée par Marcel Duchamp ou de L’Origine du monde masculinisée par Orlan dans son Origine de la guerre. Picasso ne pouvait échapper à cette réappropriation qui ne tient ni de la copie, ni du plagiat.
Deux artistes très différents ont récemment dévoilé leurs travaux numériques inspirés par Guernica. Doit-on encore présenter cette toile de la taille d’une fresque (7,8 m x 3,5 m), peut-être la plus célèbre du maître qui la peignit en mai 1937 (quelques jours après le bombardement du 26 avril) pour être exposée dans le pavillon espagnol de l’Exposition universelle ? Sa présence passait d’autant moins inaperçue que, cette année-là, les pavillons de l’Allemagne et de l’Union soviétique rivalisaient dans un gigantisme d’un goût douteux, avec leurs sculptures néoréalistes, prouvant ainsi, s’il en avait été besoin, que l’art et le totalitarisme font rarement bon ménage.
En regardant cette toile imposante, dont la monochromie accentue la thématique de l’horreur, on raconte que l’ambassadeur nazi Otto Abetz aurait demandé à Picasso : « C’est vous qui avez fait cela ? » et que le peintre lui aurait répondu : « Non, c’est vous ! » Rappelons en effet que c’est la Luftwaffe qui bombarda la ville, en appui des troupes de Franco. Le mot semble trop beau, trop à propos, trop théâtral aussi pour être vrai, pourtant, il semble bien authentique et, en tout cas, on a très envie d’y croire.
L’artiste allemande Lena Gieseke, une jeune graphiste qui a étudié aux Etats-Unis et vécu en Malaisie et en Italie, a choisi Guernica pour un intéressant travail de représentation en trois dimensions. L’idée, comme elle s’en explique sur son site Internet, lui est venue d’une longue pratique des puzzles. « A travers le puzzle, vous explorez une œuvre, vous examinez des détails que vos yeux, autrement, n’auraient jamais captés. Votre expérience du tableau est intense, lorsque vous faites un puzzle, mais aussi étendue et renforcée par vos propres fantasmes. »
« Mon projet, poursuit-elle, n’est pas seulement une œuvre de création en soi, il s’inscrit dans un contexte plus large. Il fournit l’occasion inhabituelle de voir la toile d’une manière unique, mettant en lumière des aspects normalement invisibles au spectateur ordinaire. »
L’artiste voit dans sa technique une possibilité d’approche nouvelle des chefs d’œuvre de la peinture. Elle a, je crois, raison et l’on attend ses travaux futurs pour y trouver une confirmation de son talent. Modestement pourtant, elle s’interroge sur l’originalité de son travail, se demandant s’il s’agit d’une copie, d’une image revisitée ou une œuvre véritablement originale. Chacun en jugera.
Les puristes se plaindront sans doute que le film d’animation de Lena Gieseke annihile les aplats qui caractérisent cette peinture de Picasso et rend moins évidente la référence au collage de journaux que le maître avait voulue en hachurant le corps du cheval. Pour autant, le parcours tridimensionnel auquel cette vidéo nous invite n’est pas dénué de poésie ; il respecte en outre l’iconographie d’origine tout en introduisant une profondeur inédite et en nous présentant les personnages et les animaux sous des angles inattendus. Avoir vu Guernica en trois dimensions permet d’examiner la toile exposée au musée Reina Sofia de Madrid d’un œil neuf, de repenser notre rapport à ce tableau.
Un second créateur s’est intéressé à Guernica, Marcelo Ricardo Ortiz, un graphiste qui vit à Sao Paulo. Plus audacieux que le film d’animation précédent, le sien s’éloigne surtout bien davantage de la toile originale et rompt totalement avec sa symbolique. Guernica devient un prétexte qui semble arriver un peu trop à l’improviste à la fin de la vidéo. Cela n’enlève rien à la prouesse technique de l’animation, mais il est plus difficile d’établir une réelle filiation avec l’œuvre de Picasso et, a fortiori, avec son contexte. Ortiz fait évoluer le soldat à l’épée de laquelle nait une fleur représenté au premier plan à gauche du tableau de 1937 dans différents chefs d’œuvre de la peinture : la Chambre à Arles (1888) de Van Gogh, la Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet (1935), la Persistance de la mémoire (1931), et le Paysage aux papillons (1959) de Dali, enfin dans les célèbres escaliers de La Relativité (1953) de M. C. Escher. Une curiosité à regarder.
Naturellement, il se trouvera toujours des pharisiens et des zélotes pour crier au sacrilège : on ne doit pas toucher à un tableau célèbre, et surtout pas à celui-là. Toutefois, le respect figé d’une œuvre n’est-il pas le pire hommage qu’on puisse lui rendre ? Guernica n’échappe pas à la règle. Certes, si cette toile épique, à mi-chemin du cubisme et de l’expressionnisme, reprend un fait bien concret, elle a depuis longtemps pris une valeur universelle. Pour autant, est-ce une raison suffisante pour la sacraliser ?
Picasso avait toujours refusé d’en expliquer les allégories (les personnages parlent finalement d’eux-mêmes), ce qui nous laisse une entière liberté de dialogue avec elle. Lui-même n’a jamais hésité à revisiter et repenser les maîtres anciens, au point qu’il n’est pas incongru de parler, comme l’écrit Anne Baldassari, de « cannibalisme pictural » – lequel n’a rien à voir avec le plagiat, mais inclut le détournement et le pastiche qui sont le fruit d’un véritable travail de réflexion. Ses variations d’après Delacroix, Manet ou Vélasquez, notamment, réalisées entre 1950 et 1962, en témoignent. Chacun pourra s’en rendre compte en visitant l’exposition Picasso et les maîtres organisée aux galeries nationales du Grand-Palais du 8 octobre 2008 au 2 février 2009, qui rassemblera 210 œuvres significatives.