[...] Questions délicates se mordant la queue
Pour des réponses qui passent
en fondant comme neige [...] (p. 17)
Tel est le ton doux-amer de cet écrivain qui conjugue poésie et philosophie dans sa quête de vérité, en " refusant de morceler la prodigieuse question " comme l'écrivait René Char à propos d'Héraclite (a). Né en 1930, docteur en littérature française et en philosophie, Park Ynhui enseigne et publie aux USA puis en Corée (b) parallèlement à l'élaboration d'une œuvre poétique majeure, écrite principalement en coréen, mais aussi en anglais (c). L'Ombre du vide (Séoul, 2006) constitue une anthologie de sa production en coréen de 1979 à 1989 : quatre recueils (d) dont certaines pièces avaient déjà été publiées par la revue Po&sie (e). Il a, depuis, publié deux autres recueils en coréen, dont l'un : Ballade matinale (2006) a reçu le prix Incheon.
Dans la présente traduction, L'Ombre du vide enrichit l'anthologie originale d'une ample postface : " N'écoutez pas la voix d'un cochon ", qui reprend un texte écrit directement en français alors que l'auteur quittait Paris pour enseigner aux USA, et que publia la Nouvelle revue française en 1967. Ces pages sont hantées d'une immense révolte contre l'absurdité de la destinée humaine, autant que par la nostalgie irréductible d'une harmonie dont, plus tard, le chemin lui sera accordé par ce qu'il nomme " le trésor perdu de la pensée taoïste et bouddhiste ". Sa poésie reflète cette double postulation chez un homme né sous l'occupation japonaise, qui a vécu les ravages de la guerre de Corée (1950-1953) et déplore profondément la division de son pays, mais qui n'a jamais cessé de méditer l'ordre du cosmos comme " sens du sens " et " lumière de l'être ", malgré le " sens mis en pièces " sur notre planète, comme il l'écrit dans le poème intitulé " Fragments d'étoiles ".
Cette poésie allie une extrême simplicité de vocabulaire et de syntaxe avec une profondeur méditative jamais démentie : ce qui la rend à la fois immédiatement partageable parce que les sensations, les impressions, les sentiments sont ceux de tous, et tout à fait dérangeante car notre expérience ordinaire du monde, du langage et de nous-mêmes s'y avère soudain parfaitement énigmatique, nous ramenant ainsi à la posture d'étonnement propre à l'authentique philosophie : " Limpide, le ciel/Et l'automne/Parce qu'il n'y a aucune/Raison à leur présence//Les vies dénuées de raison/Sont pures et dénuées de sens/La fleur exhale son parfum " (p. 65). On se trouve ici dans les parages du poème le plus connu du mystique allemand Angelus Silesius, intitulé " Sans pourquoi " (f) ; cependant, ce recueil qui s'arrête maintes fois devant stèles, tombes et monuments ne médite aucune éternité en Dieu, mais un monde où " Même la pierre s'effrite/Même les noms inscrits dans la pierre s'effacent " (p. 97) - étant concédé malgré tout qu'à Cologne ou à Rome, " Ceci - même si c'est vain - /Tour de victoire sur le néant " (p. 92).
Le cœur de cette méditation s'alimente aux sources mêlées du Tao (un recueil de 1981 s'intitule Le rêve du papillon) et du bouddhisme (un poème s'intitule " Samsara ", un autre " Zazen ", un autre " Nirvana "), non sans humour parfois sombre, ni quelque auto-dérision à l'égard, par exemple, de la difficulté de méditer concentré : " J'ouvre les yeux/Les ferme/Je chasse mes pensées, elles reviennent/La seule certitude/C'est un serein chaos/ [...] Je pense et cesse de penser/Seul dans un coin de la pièce assis/Ce n'est jamais que moi ".
La thématique de la vacuité est inscrite dans certains titres de recueils : L'ombre du vide, Échos du vide, ou de poèmes : " Sérénité du vide " ; mais elle est surtout diffuse dans les thèmes de l'ombre, de l'écho, de l'invisible ou du sens défaillant : un recueil de 1987 s'intitule ainsi L'ombre des choses invisibles. Comme l'enseigne le Sūtra du Cœur, si vacuité il y a, elle n'est pas expérimentée autrement que dans la manifestation, et réciproquement ; c'est ainsi qu'un poème aborde la neige : " Neige jusqu'aux genoux/infinie en tous sens/Infiniment profonde/Surface sereine du vide/ [...] (p. 84). Un autre médite l'effacement des formes au soir tombant : " [...] Villes et villages/Toi et moi/Ombre où tout s'efface " - expérience banale, mais dont le poème signale la portée universelle : " Tous les événements/De l'Histoire/Les choses petites ou grandes sont/Comme une seule chose/Apparue bientôt disparue/La silhouette/Sous/L'ombre de quelque chose d'invisible [...] " (p. 114). Cette quête de ce que le poète nomme " l'immense Un " (id.) latent au sein des facettes indéfiniment renaissantes de la phénoménalité, affleure un peu partout ; ainsi, à propos de l'écho, " Enfermé dans/Un immense principe/Sans forme/Invisible et/Inconnu de tous " (p. 51), ou bien à propos de ce que manifeste " La réalité innombrable/Des formes innombrables " : " Sans bruit profondément/Vivent toutes choses/Toutes choses vivant/L'Un/Immense/Avec aussi/L'être et le néant ".
Cette inclusion paradoxale de l'être et du non-être dans l'Un surprend l'esprit occidental, formé aux principes de non-contradiction et du tiers-exclu, mais elle n'a rien d'exceptionnel dans le contexte philosophique extrême-oriental. Comme le montrent certains travaux récents (g), ces philosophies recourent, que ce soit dans l'hindouisme ou le bouddhisme, à une figure dialectique niant ces deux principes, et connue sous le nom de " tétralemme ". En voici la formulation classique chez le penseur bouddhiste Nāgārjuna (IIe-IIIe siècles) : " Tout est bien comme il semble,/Rien comme il semble./À la fois comme il semble/Et non comme il semble./ Ni l'un ni l'autre./Tel est l'enseignement progressif des Buddhas. " (h)
Plusieurs poèmes du recueil explorent cette problématique à partir de la méditation de notre perception du plus élémentaire, comme on le constatera dans l'un des extraits donnés ci-dessous. Il ne s'agit en rien, bien sûr, de se contenter de variations littéraires illustratives du tétralemme, mais de travailler poétiquement son énigmatique enjeu, autrement dit, de le vivre et de l'approfondir pour ainsi dire expérimentalement. Un poème intitulé " Sur la souffrance d'écrire " en témoigne, qui débouche sur une conjecture quasi mallarméenne relative au langage poétique (i). Cette note ne pouvait trouver conclusion plus ouverte :
La montagne est montagne, l'eau est eau,
La montagne n'est pas montagne, l'eau n'est pas eau,
L'homme est homme, le chien est chien,
Et il n'y a pas de différence entre homme et chien,
Distance non abolie entre la montagne et l'eau
Différence non réduite entre l'homme et le chien
Parce que la montagne est montagne, le poète souffre
Parce que l'homme n'est pas homme, le poème ne s'écrit pas
Le poème serait dans un entre deux qui ne serait ni la montagne ni l'eau
Le langage poétique étant dans l'écart de l'absence
D'une langue qui n'est ni homme ni chien
Homme et eau se mêlent
Homme et chien deviennent un
Jean-Nicolas Clamanges
Park Ynhui, L'Ombre du vide, traduit du coréen par Benjamin Joinau, illustrations d'Alain Bert, Ateliers des cahiers, Paris-Séoul, 2012, 10 €.OC., Gallimard, Pléiade, 1995, p. 720-721.
La philosophie de l'art (en coréen, 1983), Essais philosophiques et littéraires (en français, 1997), Broken Words (1999), ensuite traduit en allemand (Verbrochene Wörter, 2004). La rivière Charles sous la neige (1979), Le rêve du papillon (1981), os 121 (2007) et 139-140 (Corée 2012), en accès libre sur https://po-et-sie.fr/# L'errant chérubinique, traduit par Roger Munier, Arfuyen, 1993, p. 65. L'ombre des choses invisibles (1987), figures du néant et de la négation entre orient et occident, encre marine, 2018 ; Yamauchi Tokuryû, Logos et Lemme, pensée occidentale, pensée orientale (1974), traduit du japonais par Augustin Berque, CNRS éditions, 2020. Stances du milieu par excellence, trad. Guy Bugault, Gallimard, 2002, p. 233. Autre version : " Tout est vrai, non vrai,/Vrai et non vrai,/Ni vrai ni non vrai ; /Tel est l'enseignement de l'Éveillé. " Traité du milieu, trad. Georges Driessens, Seuil, 1995, p. 170. L'Idée chez Mallarmé (en français, Seojin, 2005). Échos du vide (1989). Man, Langage and Poetry (1999), La philosophie du nid (en coréen, 2010).
EXTRAITS
La cicatrice
Une balle visée par son semblable
Rouillant dans la poitrine du soldat
Sur la colline où tous sont morts
Tombe une neige fondue
Ivresse d'une liqueur forte
Les toits de la ville
Les fils de fer barbelés flottant au vent
Une cicatrice comme ces fils
Chacune de ces traces
Comme d'une sentinelle la pointe du couteau
Tombe la rancœur
Quand le ciel se fendra
Verrons-nous se lever des étoiles gracieuses comme des fleurs ?
Jusqu'à présent
La cicatrice souillée de sang
Vise un ciel sombre
Ouvert comme une gueule
Et dans mon cœur aussi maintenant
Tombe une pluie de larmes
(poème écrit pendant la guerre de Corée)
Tombent des flocons de mots
Les pensées non abouties
Devenues poussières
Même ordonnées même assemblées
Tombent les flocons de mots
Le cœur dispersé s'écroule
L'amour non réalisé
Devenu larme
Comme des flocons de neige tombe le sens des hommes
Et on a beau chercher, patienter
Le sens de l'existence
Au creux de la main fond
Terre étrangère
Moi j'habite la maison d'autrui
Je porte les habits d'un autre
Je parle une autre langue
Je pense la pensée d'autrui
Je ressens les sensations d'un autre
Je suis sur la terre d'autrui
Je suis la vie d'un autre
Les yeux, les oreilles
La montagne est une montagne
Le fleuve est un fleuve
La montagne visible n'est pas vue
Le fleuve audible n'est pas entendu
Choses vues pures ombres
Choses entendues, simples échos
D'aveugles yeux
Voir ce qui est invisible au-delà de la montagne
D'oreilles sourdes
Écouter ce qui est inaudible dans l'eau du fleuve
La montagne n'est pas une montagne
Le fleuve n'est pas un fleuve
Le village où s'aperçoit une église
La campagne où résonne une cloche
Quelque part infiniment loin
Quelque part immensément profonds
Le visible
L'audible