La mort n’agit pas par préméditation. Elle pioche au hasard et se demande même parfois ce qu’elle vient de faire sans pour autant perdre le moindre détail d’une scène d’accident.
Elle retient, note dans un carnet illisible, un agenda vieux de plus d’un siècle, quelques-unes des injustices que d’autres lui refilent. Elle note les itinéraires, trajectoires et transversales nord-sud qu’elle aime dessiner quand elle s’arrête, peu avant l’aube, pour faire le point et cocher sur ses cartes l’endroit exact où tel ou tel parcours terrestre a été brusquement stoppé. Elle nous convie à partager son voyage et à prendre conscience que telle ou telle personne qui a disparu avait encore beaucoup à dire. C’est notamment le cas d’Isadora Duncan, danseuse aux pieds nus, qui s’éteignit en voiture étranglée par son foulard dont l’une des extrémités venait de s’enrouler autour du moyeu de la belle décapotable. Elle avait encore tant à faire, elle qui révolutionna le ballet classique et inventa la danse libre. La mort conserve et nourrit sa mémoire de tous ces accidents et se promet d’y revenir par la pensée. Il lui suffira, le moment venu, de fouiller dans ses archives.
La mort semble avoir une préférence pour ceux et celles dont la vie s’est achevée sur le bord des routes. Plus précisément des morts par accidents automobiles comme Roland Barthes et une camionnette, Pierre Curie et un fiacre. Elle prend plaisir à se remémorer les à-côtés avec la mort de l’écrivain W.G. Sebald. Il roule en prenant le temps de regarder la campagne (…) Une douleur comprime sa poitrine. Elle lui monte à la tête. (…) C’est en plein virage qu’il perd subitement le contact (…) La mort évite les litanies. Ne tient pas à en rajouter. S’en va fumer au bord des tombes. Il faut dire que ses archives sont bien remplies : Marc Bolan, Cheo Feliciano, Hugo Koblet, James Dean, Jackson Pollock, Albert Camus, Alain Borne et tant d’autres. Mais celui qu’elle affectionne tout particulièrement c’est Tom Simpson ce champion dégingandé (…) millésime 1967. Elle le regarde. Il vacille sous le cagnard. Les caméras de la télévision s’approchent. On filme son agonie en direct. (…) Son histoire d’homme en carafe va, on le sent, s’arrêter là. Au bord de la route. À deux kilomètres du sommet.
Par son écriture l’auteur fige le moment tragique où la mort intervient et brise le dernier souffle. Les phrases sont courtes, précises et certaines tout comme la mort. Les virgules ressemblent à des virages pris à sec. Ça bloque sous les pieds. Ça cogne. Ça hurle. Il entend des cris à droite. Puis le choc, la descente, le vol plané. Son corps, projeté en l’air, retombe lourdement. Il sent ses os qui craquent. Puis il ne sent plus rien.
Une fois la lecture terminée, il me vient en mémoire ces vers de Victor Hugo : « Adieu, dit cette voix qui dans notre âme pleure. »
Alexandre Ponsart
Extrait : « Elle apprécie les départs incognito, ceux que couvre la nuit noire, souvent par temps de chien, dans la pluie et le vent, sur des routes que personne, ou presque, n’emprunte. Il se peut qu’un conducteur égaré, par miracle, s’en sorte. L’histoire qu’il raconte alors aux buveurs accoudés dans l’un de ces bouges clandestins où on l’a laissé entrer, en découvrant, collée derrière la vitre, sa trogne effarée, est identique à celles que murmurent tous ceux qui l’ont précédés, circulant de par le monde, en pilotage automatique, dans des territoires où les intersignes aiment tant semer le trouble. »
Jacques Josse, Au bout de la route, le Réalgar, 2015, 40 p., 8€.