Sophie Loizeau publie Leur nom indien aux éditions Rehauts.
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La sève rebrousse petit à petit les veines des arbres jusqu’aux racines. Les roses continuent d’éclore. Une assomption : sa mère au ciel, devenue poussière d’étoiles, entrant dans la composition de tout, se déversant sur elle, peut-être en ce moment, au moment où elle pleure et où elle supplie dans le secret de la salle de bain. À qui s’adresse-t-elle au juste ? Qui croit-elle attendrir lorsqu’elle murmure les yeux au plafond ? Sa mère ? Son ange gardien ? La nature ? L’immense et impensable fécondité de l’univers ? Ou bien elle, Lys ? Un peu toutes ces personnes (la nature en personne, l’univers en personne...), et le mélange produit sa magie. Ses règles absentes depuis des mois font le contraire de la sève, fluent. Elle se sent si engoncée. Le soir elle jeûne. Elle est à quelques jours de sa mort, quelques jours seulement la séparent de cet instant. Elle n’est pas retournée au cimetière, elle a laissé son frère et sa sœur, son père s’occuper de la tombe, entretenir / fleurir. La savoir couchée là est au-dessus de ses forces. Une fois tous les quinze jours son père lui cède la maison — la maison pour elle seule. If conduit Buddleia à l’école, la récupère à l’étude, prend la température de son bain, fait cuire sa viande, lui raconte une histoire ou l’écoute elle raconter. Téléphoner c’est troubler cette bonne circulation des énergies entre eux. Ce temps de solitude elle l’appelle Levain, entre, elle écrit de façon décousue. Dès Sombre elle se met à lever. Une poule la suit dans le jardin, ses pattes sont étonnamment grandes et musclées, quand elle court après les mésanges et les fait fuir elle ressemble à un petit dinosaure véloce. Lys qui n’aime pas les coqs, violeurs compulsifs et bruyants, aime bien cette poule. Elle lui rappelle la poule que son grand-père avait apprivoisée les derniers jours de sa vie, une rousse. Il se mettait à genoux pour jardiner et elle surgissait, aux mouvements saccadés de sa tête qui se faisaient plus vifs il pouvait voir qu’elle était inquiète de s’être tant approchée, mais par amitié elle restait. Le décès de la grande libellule. Son envergure n’ayant pas permis qu’on la piège sous un verre ni même sous un bol, elle était restée à voleter dans le ciel confiné de la véranda. La pluie est tombée en particulier sur les peupliers. Ils étincellent. Qui s’en émeut ? Lys peut faire l’impasse sur dehors la brutalité, cela ne dure jamais. En plus de la violence ordinaire (qu’on arrête de dire crime passionnel, qu’on dise crime tout court), une armée de combattants (qu’on arrête de dire combattants, qu’on dise déficients mentaux, décervelés, psychotiques) tente d’imposer sa loi. Lys craint la venue d’un nouvel âge de fer. Elle caresse l’âme de sa fille à travers la capuche, une âme de sept ans, riche, éveillée, belle. Comme dans n’importe quelle âme d’enfant à l’intérieur il y a des couteaux et tout le matériel de torture fantasmatique nécessaire, et ça n’a rien à voir. Buddleia aime avec ardeur, avec passion. Son être entier existe, les duvets blonds de ses bras et de ses jambes sont des vibrisses de chat, rien n’échappe à l’extrême finesse de ses perceptions. Existence. Lys entend comme il l’ancre, comme il ajoute une profondeur à sa vie. Elle existe est la seule raison, cet ancrage éphémère l’apparente à toutes les autres créatures. Ce mot devrait pouvoir créer une chaîne de solidarité. Par dégoût hier elle a tué une mouche ; eh bien, elle s’en est voulu, ça lui a fait quelque chose ce petit assassinat à coup de torchon, à coup de talon sur le carrelage pour finir — cette hiérarchisation des existences. Petit déjeuner dans la chambre, le recueil du moindre rayon de soleil.
Sophie Loizeau, Leur nom indien, éditions Rehauts, 2020, 76 p., 16€
Sur le site de l’éditeur : « Chaque chapitre est un laps. C’est donc l’essai de Lys d’écrire ceci (sa vie secrète) à partir d’un point zéro, origine de la perte de la mère. » Autour de Lys gravitent Buddleia, If, Troène et Mélèze, qui sont « leur nom indien ».