Fil narratif à partir de : souvenirs des Cévennes, image, confinement, fatigue, lecture et relecture (Juan Benêt, Tu reviendra à Région, Dans la pénombre, Michel Foucault, Archéologie du savoir), exposition (Ulla von Brandenburg, Le milieu est bleu, Palais de Tokyo)…
Au cœur du confinement lié à l’épidémie du Covid-19, il se trouve percuté – par hasard, le logiciel « photo » de l’ordinateur sélectionnant aléatoirement, de temps en temps, une image qu’il ramène au premier plan , à la manière d’une carte postale virtuelle expédiée de nulle part – par une photo de terrasse en Cévennes. L’envie furieuse s’élabora alors de transformer l’actuel confinement en mode de vie future, en plein air. Une promesse qu’il se fit à lui-même. Plusieurs années plus tard, avec les dérisoires économies de toute une vie, l’heure de la retraite arrivée, après tergiversations – avec quoi vivre une fois la tirelire cassée et vidée ? -, il devient propriétaire d’une terrasse en Cévennes où, selon l’expression consacrée, terminer ses jours. Un geste sans retour lui rappelant l’impétuosité de sa jeunesse, la fascination romantique qu’exerçait les intrépides « brûlant leurs vaisseaux ». . Illusion, au cœur de la vieillesse, d’un « je n’ai pas changé », « je suis toujours capable de ». Tout en sachant que tout s’est déplacé, irrémédiablement, qu’il n’y a plus de marge, le « toute la vie devant soi » a fondu aussi radicalement que les glaciers, les icebergs attaqués par le réchauffement. La masse de l’irrémédiable, jadis infime, indifférente, a enflé, devenue féroce et sans pitié. Il lui faut l’amadouer, la rendre indolore. Son périmètre de résistance et de survie devient ce genre de terrasse qu’il avait observé avec tant d’envie lors des innombrables heures passées à sillonner les routes cévenoles à vélo, année après année, s’enracinant un imaginaire, là, au gré de ce qu’on appelle les vacances, créant cet ailleurs intime qui devenait son « chez lui ». L’agence immobilière contactée n’eut pas beaucoup de mal à lui faire des propositions concrètes sur base de sa description idéale de l’objet convoité. Avant tout, il fallait qu’elle surplombe une petite route. Pas comme un poste de contrôle ou une vigie intrusive, mais comme intégrée, « camouflée » dans les taillis, la forêt, les rochers courant le long des chemins. Il fallait, qu’installé sur cette terrasse, à travers le rideau végétal, son regard puisse tomber sur le ruban de macadam, non pas statique, mais tapis roulant conduisant à tel embranchement, puis tel carrefour, ensuite telle ou telle bifurcation, tel village, tel giratoire, tel tournant, et qu’en contemplant ce banal goudron, il se sente relié à l’ensemble des cheminements qui permettent d’atteindre le sommet de l’Aigoual et, qu’à l’un ou l’autre moment de sa vie, il aura déjà exploré. Dès lors, autant de « chemins intérieurs », empreintes qu’il explore au fil de ses méditations ou « absences » (le regard vague, dans le vide). Il aimera aussi entendre passer voitures, marcheurs, cyclistes, cavaliers, randonneurs avec âne et, selon leur « ombre » bruitiste, leur vitesse ou lenteur, le son de leur déplacement, le ton de leurs conversations, aiguiser le sens de l’interprétation animale, deviner s’il s’agit de déplacements utilitaires, de trajets coutumiers entre deux hameaux, de balades improvisées ou d’excursions au long cours, de touristes ou de vrais pèlerins. Le timbre trahissant, chez les passantes et passantes, différentes manières de se sentir dans le paysage, reflétant, à la manière d’une chambre d’échos individualisée, l’ampleur de l’immersion imaginaire dans les Cévennes, individus indifférents (qu’ils soient là ou ailleurs, peu leur importe) ou résonants dans leur bulle cosmologique.
Capter ces ondes, mêlées aux murmures incessants et pluriels de la faune, de la flore, au silencieux mugissement des vallées – semblable à l’aura marin des infinis de vagues et d’écume -, voilà le texte , la houle dans laquelle il entend vivre encore, embrouillant toute linéarité, sans fil conducteur, rien qu’une multitude de récits entrecroisés, sans début ni fin, ni suspens, une immobilité active lui rappelant ses meilleures lectures de romans. Quand tout le corps est imaginaire et semble atteindre une intensité exceptionnelle. Capter tout ça depuis la nacelle poreuse de sa terrasse, mur et toit confiés aux lianes d’une treille luxuriante, longtemps sauvegardée de toute taille humaine, ayant poussé comme bon lui semble, s’abandonnant au plaisir de tout envahir, tout envelopper. Du côté de la route qui, à cet endroit, longe le vide et amorce une courbe vers le cœur du village, une robuste barrière en fer forgé, envahie partiellement par le liseron, permet de s’accouder, de rester aux aguets sans se fatiguer. Contre les formes courbées du fer ouvragé, quelques grandes jarres de poteries débordent de cactées, de plantes aromatiques. Au bout, des buissons florissants de laurier-rose séparent terrasse et mini-potager. A cette extrémité, un barbecue est aménagé dans le mur, avec une cheminée en maçonnerie. Le sol est carrelé de pierres usées. Au centre, une table ronde en ciment vieilli, craquelé, le plateau étant une sorte de mandala éraillé, mosaïque de petits bouts de terre cuite de teintes diverses, débris de vaisselle accumulés au long d’une vie, le tout bricolé par d’anciens propriétaires sans doute décédés. Une bâche en plastique recouvre une partie de la terrasse, sous la treille, et peut se dérouler pour fermer l’espace aux vents remontant de la vallée. (Un hamac)
Un vélo de course est suspendu, comme dans les cintres d’un théâtre, à deux crochets, sous l’auvent qui borde la façade. Cuissard et maillots posés sur le cadre, casque accroché au guidon. Dans le coin, souliers et pompe à pied. La porte qui semble ne jamais être qu’ouverte, laisse entrevoir une pièce avec une cuisine sommaire, une table une chaise, des caisses de livres. Et un empilement de cubitainers de vin nature, blanc, rosé et rouge. La fenêtre aux volets entrebâillés, pas très nette, donne sur une chambre, une couche en désordre, d’autres caisses de livre, un secrétaire, un ordinateur, des tas de cahiers de notes, empilés, fermés ou ouverts, piles affaissées, répandues.
Rester là jusqu’à perdre toute notion d’être et de temps. En été, quasiment nu. En automne et au fur à mesure que les températures diminuent, ajoutant des couches, pull sur pull, couvertures, peaux de bêtes. Quelque chose de sa posture obstinée et sans retour, sur cette terrasse, relevant du mode de vie des bergers de Région tels que Juan Benêt a pu les observer. « (…) ceux qui restent sont généralement très âgés, peut-être incapables de faire le voyage, et leur présence n’est révélée que par la fumée ; ils ont échangé leur traditionnel vêtement de velours côtelé, leur couverture de laine et leur blouse de futaine contre une espèce d’armure tartare de peaux tannées et de laines brutes avec du chanvre, sorte de cabane ambulante dont, comme le bernard-l’ermite de sa coquille poilue, ils ne se dépouillent jamais. Seul le feu peut les en priver. Ils ont l’habitude de vivre à plus de 1 500 mètres d’altitude, sur les versants exposés au sud, sous des tas de bois et de feuilles mortes qui, observés à distance, ressemblent à des termitières. » (p.72)
Quelques fois, habillé en cycliste, bécane enfourchée, il se laisse tomber sur la route et suis la pente, réintégrant les mouvements du pédalage, revenant dans la mémoire des longues échappées, peu à peu, arrive au premier embranchement, remonte péniblement, moulinant petit, en zigzag, passe un premier col, redescend, se rapproche d’un village de montagne précédé de quelque camping discret en bord de rivière ,traverse la petite ville étirée déserte jadis florissante, s’arrête pour s’envoyer un petit noir, remplit ses bidons à la fontaine, puis attaque péniblement mais résolu, escargot louvoyant, les lacets d’un autre col plus ardu, en une lenteur décomposée, saccadée, mais il a le temps, se rappelant son aisance d’antan, parvient néanmoins au sommet, retrouvant ses sensations, se laisse glisser dans la vallée, puis suit la rivière, s’arrête et sort un pique-nique du sac-à-dos. Là, il a réussi à se mettre en route vers l’Aigoual. Jadis il faisait l’aller-retour sur une journée, à présent, l’expédition est bien plus longue, il a prévu de dormir en route, une nuit, voire deux, dans un sac de couchage, dans un fossé, à l’orée d’une forêt. Vagabond.
Cette vie, non pas dans le but de passer les dernières années de sa vie à « faire le point », se réconcilier avec lui-même, en créant le sentiment d’une vie bien vécue, avec un début et une fin, un parcours continu doté de sens, se rassurer en pouvant se dire que « tout a eu une signification en s’emboîtant à la perfection », difficile à affirmer en considérant la somme des présents successifs, mais à construire de toutes pièces, dans le recul et la méditation rétrospective, recourant aux méthodes qu’utilisent de nombreux historiens. Que du contraire, il fait ce choix d’une vie rompant presque totalement avec la distinction entre dehors et dedans pour empêcher toute synthèse, toute cristallisation. Pour s’étourdir délibérément dans le ressassement de toutes les discontinuités qui ont tissé autant que concassé sa biographie, imprévues, inclassables. Ne cherchant nullement à les expliquer, à les nouer entre elles selon un sens jusque-là caché, révélé dans l’extrême vieillesse. Se rappelant des idées lues chez Foucault, magnifiquement écrites, qui le subjuguèrent et l’exaltèrent sans pour autant qu’il en comprenne la portée, étant trop immature, à l’époque, pour ce genre de texte. Pourtant un sens l’atteignit. Du sens. « L’histoire continue, c’est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée ; la promesse que toutes ces choses maintenues au loin par la différence, le sujet pourra un jour – sous la forme de la conscience historique – se les approprier derechef, y restaurer sa maîtrise et y trouver ce qu’on peut bien appeler sa demeure. » (p.14, La Pléiade) S’étourdir donc en sapant ce qui s’est sédimenté en sujet, en se réfugiant dans les flux épars de tout ce qui lui a échappé, en jouissant de ce que le temps à disperser sans lui imposer d’être un corps accueillant tout le recomposé, s’étourdir dans le manque délibéré d’appropriation – non sans penchant suicidaire – , le refus de maîtrise, à l’image d’une demeure ouverte à tous vents, une terrasse au bord d’une petite route de montagne.
Mais il ne s’empêche pas de recourir à diverses protections. Si le cagnard persiste, trop impitoyable, et que la treille ne suffît plus à s’en protéger, si le temps vire à l’humide, aux brumes pénétrantes, aux averses agiles, il tend une toile de tente. Si le besoin d’intimité, parfois , refait surface, il s’arrange un isoloir léger, recourant à d’anciennes étoffes, tentures, couvre-lits, nappes, tapis lui rappelant les diverses maisons de sa vie, depuis les premières de l’enfance, celles de ses grands-parents, celles où grandirent ses enfants. Il puise aussi parmi des vestiges retrouvés dans les greniers de maisons familiales à vider, où resurgissent couvertures, draps, foulards que lui-même avait « détournés », enfant, pour ébaucher des tentes de bédouins, derrière les fauteuils du salon des grands-parents. Différentes couches. Il les fixe à un dispositif de câbles tendus entre le mur de façade, les troncs de quelques pins voisins, la structure métallique de la treille. Il peut en jouer à la manière des rideaux de scène ou d’éléments de décors légers, les abaisser, les relever, les faire froncer. Une cabane de tissus qu’il peut ériger pour une après-midi, une soirée, ou laisser en place plusieurs jours, plusieurs semaines. Mais rien ne reste statique, il déplaçe les étoffes selon son humeur, selon l’envie d’associer momentanément leurs couleurs, leurs textures et odeurs, les souvenirs dont elles sont imprégnées, fragrances délavées, presque volatisées. Un collage. Composition de drapeaux symbolisant différents territoires de son existence, trophées de terres disparues, englouties, transformées en protocoles mémoriels Une cabane dont les parois l’enveloppent d’un labyrinthe sans qu’il cherche à élucider, clarifier, non, simplement ressentir les différentes peaux, les différents lieux vécus, les différentes temporalités. Et chaque fois qu’il joue avec ces tissus, adoptant malgré lui des tournures ritualisées, composant un patchwork éphémère le protégeant des regards indiscrets, ou organisant leur éventuel glissement furtif vers quelques détails choisis, il revit aussi – et non en amateur d’art revenant sur ses esthétiques -, les moments qu’il affectionnait jadis, dans son autre vie, face et dans les œuvres d’Ulla von Brandenburg, artiste dont il avait suivi, plus ou moins, l’évolution, depuis sa première exposition dans une galerie parisienne, le conduisant un peu plus tard, intrigué, à visiter le résultat d’une résidence dans un lieu autant marginal que pointu, laboratoire artistique installé dans une ancienne maison de maître abandonnée, dans l’esprit du squat artistique mais en plus sélec.
De même que l’installation sur la terrasse évoque une lanterne magique exhibant pour les estomper peu à peu toutes les ombres de sa vie, celles qu’il n’a cessé de poursuivre ou de fuir ou de retenir, avec lesquelles il n’a cessé de s’emmêler, cherchant à les identifier, à les fixer, à étreindre en elles quelque chose de vivant et d’immuable, mais toujours fuyantes, fluides, de même il avait pénétré la dernière grande exposition de l’artiste qu’il avait pu voir, une sorte de grande boîte à images faite de voiles, de drapés– appareil photographique métaphorique – donnant sur le vide, tournant à vide, capturant le vide, pénétrant donc un millefeuilles d’enveloppes, tangibles, consistantes, sans qu’il puisse établir quel en était le contenu. Était-ce l’atmosphère post-confinement, le fait que cette exposition avait été enfermée durant des mois, restée sur place pour personne, emmurée, et à présent accessible dans un musée quasiment désert ? Tout semblait « avoir eu lieu », ne restait en place qu’une série d’accessoires que l’imagination pouvait actionner, en s’aidant des cartels, exposition à jamais confinée.
C’était comme de parcourir des ruines fantomales de membranes chatoyantes. Rêver d’une promenade dans le dédale archéologique d’une ville disparue, dont les vestiges de pierre se seraient transformés en tissus, figés, insensibles à la brise. La reconstitution d’un appareillage interrompu, déserté. A l’intérieur de ces chambres et couloirs théâtraux, des objets sont éparpillés, non pas au hasard, leur place semble choisie avec soin et exprimer, ensemble, un message. Amorcer un discours. Il est inutile, cependant, de chercher à élucider ce qu’il peut bien être.
La meule de foin, construction utilitaire immémoriale, universelle, et à ce titre forme primaire, sculpture originaire, sorte d’architecture brute revêtant une connotation quasi religieuse, et mystérieuse (imaginons des êtres débarquant sur terre, ne connaissant rien à l’agriculture, découvrant un champ parsemé de ces meules). A l’ombre de ces clochers ovoïdes de foin, bien des siestes, bien des troubles, bien des rêveries ont germé. Les formes géométriques en osier, éloge des premières particules d’une science de l’espace, structures cosmogoniques, évoquant ces constructions dans lesquels se faufilent des humains pour incarner des géants carnavalesques, ici des géants aux silhouettes abstraites. Squelettes de manière de penser le monde, à l’abandon, nasses pour attraper concepts et idées. Des cannes à pêche en bambou transformées en totems, décorées de signaux de couleurs – un langage codé – reposent ici en brassée au sol, là disposés méticuleusement avec des arceaux, plus loin sont alignées contre la paroi. Il songe aux balades d’André Cadere, le bâton peint sur l’épaule. Des cordages tombés des cintres s’enroulent comme des serpents. Ailleurs, un alignement de cordes emmêlées, sortes de fœtus desséchés figurant différents noyaux vitaux, nœuds singuliers au centre de chaque destin, le dessin des errements sur soi-même en quoi souvent se résume une biographie réelle des entrailles, là où l’homme s’imagine avoir effectué une ligne droite, discontinue. Des sculptures d’étoffes ressemblent aux silhouettes d’humains agenouillés, en prière, enfermés dans des couvertures chrysalides, espérant leur transformation, leur envol dans la foi.
Les draps suspendus dessinent des ouvertures et annoncent des arrivées qui ne viendront pas, encadrent des perspectives de départs, de pertes que rien ne viendra combler. Tombés de rideaux, levés de rideau, entrée et sortie de scène, courants d’air. Certains tissus sont exposés comme des peintures, suaires imprégnés du temps qui passe, palpable dans la trame même. Plusieurs orgues portatifs, indiens, à même le sol, soupirent à intervalles déterminés, laissent échapper une vapeur musicale, elle aussi fantomale. Silhouette sonore que l’on aimerait suivre, qui se faufile insaisissable dans les coulisses.
Une trace filmographique de tout ce qui a eu lieu ou pourrait avoir lieu dans ces chambres d’étoffe est diffusée dans une salle de projection. On y voit des hommes et des femmes chanter, danser, se mouvoir, interpréter divers personnages symboliques ou incarner des principes vivants, gesticuler, moduler leurs mouvements selon des sources mentales communes, restaurer ou inventer un folklore, organiser des rites et des cérémonies, brassant les récits et images qui fluent et inspirent largement la plupart des théâtres par lesquels entrer en contact avec les forces du vivant pour se les rendre favorables, par quoi l’humain tente de s’assurer le meilleur ancrage dans son territoire naturel. Performer un brassage, un mixage de résidus rituels de tous les temps, toutes les régions, un répertoire de traditions synthétisées réinterprétées à l’infini (il songe au jeu du téléphone arabe où il ne s’agirait plus de répéter à l’oreille de son voisin de droite ce qui a été soufflé à l’oreille de gauche, mais de transmettre en geste et paroles récitées une tradition racontée, transmise oralement, d’individu à individu, depuis des millénaires, voilà, c’est toujours ça, mais c’est essoré, ça ne ressemble plus à rien). La machine rituelle tournant à vide, creuse, plus rien ne parvient à s’accrocher, à donner du sens, à justifier un mode de vie, cela ne suffit plus, l’homme a détruit son environnement, tous ses points d’ancrage. Ces mimes mythologiques ont quelque chose de désespéré, ils ne parviennent plus à inventer et à faire croire en une quelconque « origine ». Il y a quelque chose de zombie, ça brasse du vent. Le film est tourné dans un théâtre dans les Vosges. On reconnaît les objets qu’ils manipulent : nasses d’osier, cannes, meule, étoffes. Ils sont là, dans l’exposition, ils sont l’exposition, coquilles vides vibrantes. Ce vide et ce creux désignés ainsi de façon aussi poignante, comme réuni dans un mausolée léger, éphémère, dit assez l’urgence de trouver d’autres formes de vivre ensemble, de « faire société ».
Ainsi, sur sa terrasse, se sent-il enveloppé d’étoffes légères, lui-même de plus en plus assemblage de « tissus » au vent, découvrant que son passé, finalement, constitué de toutes sortes de connexions avec le vivant, en tant que concrétion personnalisée, se résumait à vraiment peu de choses. Sa vie désormais avec ce passé – son corps, finalement – se borne, jour après jour, dans le « revécu » mental, déambulation assez courte à travers quelques chambres, vagues et séminales, brouillonnes et embuées, limpides ou absconses, de l’ordre du caravansérail onirique. Il lui reste à feinter, trouver une manière de disparaître tout en continuant à jouir de la vie, semer la fatale poursuivante, à la manière d’un vol d’oiseaux décrit par Juan Benêt : « As-tu déjà remarqué le vol de cette bande d’oiseaux qui évolue dans le ciel automnal en décrivant des cercles en tous sens, et qui du sol paraît animé d’une joie capricieuse mais qui en réalité obéit à une discipline stricte et secrète à laquelle se soumettent tous ses éléments pour se préparer à l’imminente et longue croisière qui les attend? As-tu observé comment une formation serrée est capable en un clin d’œil de disparaître du firmament, en tournant simplement ses ailes vers l’angle de la lumière qui les récompense d’un raccourci invisible, pour réapparaître aussitôt en un autre point comme s’il s’agissait d’une autre bande ou comme si dans le temps de son invisibilité elle jouissait de la faculté de rompre la continuité de l’espace et amorçait par cet artifice une trajectoire impossible à suivre de la terre, peut-être pour échapper à ses menaces ou peut-être seulement pour jouer avec cet œil terrien si maladroit? Il en va de même pour moi, en ce moment : l’ensemble de ce que j’ai observé pendant tout ce temps peut disparaître de mon champ en un clin d’œil, mais qui peut m’assurer que tout cela réapparaîtra, et où? »
(Page 198) Se mouvoir, sans limite bien définie, sans but précis, jouant avec cet art de la disparition, s’habituer à, performer parmi ses objets, vestiges de tout l’accumulé. (Pierre Hemptinne)