Donc l'éducation serait devenue inutile ?

Publié le 10 août 2020 par Patriceb @cestpasmonidee
Il n'est nul besoin de diplôme pour réussir… Les études se servent à rien pour faire un bon ingénieur… N'importe qui peut devenir développeur… Une inquiétante tendance à remettre en cause la valeur de l'éducation « classique » – aussi dangereuse que le mouvement anti-vaccination ! – se propage et prend de l'ampleur depuis plusieurs années.
Si je m'élève aujourd'hui contre cet insidieux phénomène, c'est en raison d'un tweet d'un des cofondateurs de GitHub, déclarant que, selon son expérience de dirigeant de la plate-forme dédiée à la gestion de projets logiciels, le filtrage des candidats à l'embauche par le diplôme est absurde (« nonsense »), partagé, à ma grande consternation, par la directrice de La French Tech. Mais ce n'est là qu'un épisode supplémentaire dans une longue série, illustrée aussi, entre autres, par l'ouverture de l'école 42 en 2016.
Laisser entendre, même indirectement, aux jeunes, voire aux enfants, qui cherchent encore leur voie et s'interrogent sur leur orientation que les cursus traditionnels ne leur seront d'aucune utilité s'ils souhaitent poursuive une carrière dans la programmation et, pourquoi pas, l'analyse de données, l'intelligence artificielle, la robotique… est une triste manifestation d'inconscience coupable, surtout dans une période où j'ose affirmer, au contraire, que la formation initiale est plus importante que jamais.
Certes, les systèmes éducatifs contemporains sont loin d'être parfaits – notamment celui des États-Unis, avec ses problèmes de financement – et ils rencontrent d'immenses difficultés à s'adapter à l'ère « digitale » et à la transformation permanente du monde. Bien sûr, tous les individus ne s'épanouiront pas avec des modèles d'apprentissage standards et il subsistera toujours des exceptions à toutes les règles, quelques personnes aux parcours atypiques capables de tracer leur chemin en brisant les conventions.
Mais, de l'autre côté du débat, il faut aussi prendre conscience qu'il ne suffit pas d'apprendre à aligner quelques lignes de code pour devenir ingénieur logiciel. Les entreprises (et leurs responsables) qui tentent de le faire croire ne sont que les exploiteuses du XXIème siècle, équivalentes des géants industriels d'autrefois, qui abusent d'une main d'œuvre bon marché pour assembler mécaniquement des produits finis… en attendant que des robots soient en mesure de prendre sa place.
Le « bon » développeur – celui qui a un avenir après l'avénement de l'IA – ne se contente pas de programmer l'algorithme demandé par son chef. Il connaît et maîtrise les meilleures pratiques, mises au point par les générations qui l'ont précédé, il sait choisir les approches les plus efficaces (d'un point de vue énergétique sinon de performance brute), il fait preuve de créativité quand surgit un nouveau problème, il sait prendre du recul sur son travail et anticiper les évolutions potentielles ou les besoins futurs.
Et ce n'est pas tout, loin de là ! Avec la transformation des organisations, dans lesquelles la technologie s'immisce au cœur de toutes les activités de l'entreprise, avec la nécessité impérieuse d'intégrer les applications dans des expériences utilisateurs optimisées…, il lui faut en outre apprendre et comprendre les métiers avec lesquels il collabore et interagit constamment, dans une logique qui s'éloigne chaque jour un peu plus du taylorisme et de la hiérarchisation habituelle des projets informatiques.
Or ces qualités, importantes maintenant et indispensables demain (parce qu'elles resteront longtemps hors de portée de l'automatisation), ne peuvent s'acquérir qu'à travers une formation robuste, extensive et ouverte sur de larges horizons. Certains pourront peut-être l'assumer seuls, en totale autonomie, ou par des voies détournées, mais les écoles et les universités restent incontestablement la meilleure solution (et la plus rapide), aussi perfectibles soient leurs méthodes et leurs programmes.
Il faut toujours se garder des positions extrémistes. Ainsi, il n'est pas question de suggérer qu'il est raisonnable de recruter une personne sur la seule foi de son diplôme (une pratique qui subsiste, pourtant) ni de décourager les ambitions de ceux qui n'ont aucune qualification. En revanche, évitons absolument de diffuser, ou, simplement, insinuer, des messages fallacieux sous prétexte de « disruption » : quand on observe les dégâts de l'ignorance sur certaines sociétés, ils prennent une tournure criminelle.