Très peu sur un plateau, en toute logique puisque ce n'est pas mon métier d'être comédienne, même si, en tant que conteuse, j'ai été plusieurs fois face à un public, que je me suis trouvée sur scène en avril 2019 presque une heure trente à côté de Constance Dollé dans une représentation de Girls and boys, quelques jours après avoir participé au Grand Bazar des Savoirs mis en espace par Didier Ruiz pour les dix ans du Théâtre Firmin Gémier-La Piscine de Châtenay-Malabry (92) parmi une centaine d'experts en tous genres qui ont partagé leur passion avec des petits groupe de spectateurs.
Et en tant que spectatrice je ne manque pas de souvenirs insolites. J'ai apprécié des mises en scène fracassants le fameux quatrième mur qui isole (théoriquement) les spectateurs des acteurs. En suivant des représentations dans une chambre d'hôtel, dans une reconstitution de palais de justice, sur une barque, dans une zone industrielle, en déambulation en pleine nature ou entre les différents espaces d'un ancien cinéma, et même au coeur d'un embouteillage.
Rien de tout cela n'était gadget. Le parti pris drambtrugique se justifiait. Ce sont de beaux et bons souvenirs. Mais Dans la solitude des champs de coton, conçue et mise en scène par Roland Auzet (qui a également créé la musique) surpasse de loin tout ce qui a précédé. Je croyais connaitre le théâtre immersif. Je me trompais.
Jusque là je n'avais vécu que des moments collectifs, même lorsqu'ils se déroulaient en petits groupes. Cette fois, et bien que la représentation se déroule à la vue de tous, on la vit de manière individuelle, personnelle, je dirais "solitaire", précisément solitaire et donc en parfait accord avec le thème du texte de Bernard-Marie Koltès, tant de fois représenté dans un espace théâtral.
Je n'avais pas programmé la soirée pour son originalité, mais parce que c'était le dernier événement de cette mini-première saison au Théâtre 14 qui nous a offert un si beau festival. Je suis venue aussi pour entendre Anne Alvaro qui est une comédienne exceptionnelle, ce qui ne signifie pas que sa partenaire de jeu, Audrey Bonnet ne le soit pas. Elle était l'été dernier dernier dans Architecture, le spectacle d'ouverture du festival d'Avignon, dans la Cour d'honneur du Palais des papes où Olivier Py affirmait vouloir désarmer les solitudes.
Ce soir c'est plus que jamais d'actualité.
Pour vous dire combien je venais les yeux fermés, je m'apprêtais à rejoindre le Gymnase Auguste Renoir, un des lieux du ParisOFFestival quand j'ai compris qu'il fallait se rendre au Gymnase Didot. Outre les recommandations sanitaires de port de masque et de désinfection des mains il fallait récupérer la contremarque (à signaler que ce spectacle exceptionnel était gratuit, sur réservation) puis échanger une pièce d'identité contre un jeton, lequel donnait accès à un équipement HF dont le fonctionnement était patiemment expliqué à chacun avant d'être lâché sur le terrain alors que la nuit tombait doucement sur le stade Didot.
Ça se remplissait bien. Des petits groupes se sont assis sur la pelouse, dispersés. J'avais repéré les poursuites de part et d'autre, et un dispositif plus important en place sur la terrasse mais je ne disposais d'aucun indice pour me positionner. On m'ait juste dit qu'on avait le droit de bouger. J’ai fait intuitivement le bon choix, celui du banc sous abri, situé en bordure du terrain, où d'habitude prennent place les joueurs remplaçants.
Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir. Il sera souvent question de rapport sauvage entre les hommes et les animaux mais surtout il sera question quelques secondes plus tard de c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi (...) C’est pourquoi je m’approche de vous (p. 9).
Le spectateur est seul, parmi la foule. Il fait, les yeux grands ouverts, l'expérience déconcertante de la cécité. Quand on est interpelé dans le noir on se repère d'habitude à la perception de l'endroit d'où vient le son. L'entendre dans le casque abolit toute direction. On reçoit la voix dans la tête sans pouvoir déterminer si la comédienne est devant, derrière, loin, proche ... Alors le public s'ébranle dans l’espoir d’apercevoir son visage. En vain.
(...) et je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule ; je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueusement, presque affectueusement (p. 10).
Comme notre position est étrange. Nous sommes contraints à accepter la frustration et à vivre la patience. Quelques notes de piano se superposent (j'apprendrais plus tard que les actrices sont privées de la musique). Des lampes s'allument ça et là aux étages des immeubles voisins.
Non pas que j’aie deviné ce que vous pouvez désirer, ni que je sois pressé de le connaître ; car le désir d’un acheteur est la plus mélancolique chose qu’il soit, qu’on contemple comme un petit secret qui ne demande qu’à être percé et qu’on prend son temps avant de percer ; comme un cadeau que l’on reçoit emballé et dont on prend son temps à tirer la ficelle (p. 10).
On perçoit nettement, au débit des paroles, que la comédienne n'est pas immobile. Alors je fais le pari de ne pas bouger et de la laisser venir, comme on le ferait d'un animal sauvage, en vivant la scène de intérieur.
Et la seule frontière qui existe est celle entre l’acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous deux possédant le désir et l’objet du désir, à la fois creux et saillie, avec moins d’injustice encore qu’il y a à être mâle ou femelle parmi les hommes ou les animaux. (...) Dites-moi la chose que vous désirez et que je peux vous fournir et je vous la fournirai doucement, presque respectueusement, peut-être avec affection ; (...) Mais ne me demandez pas de deviner votre désir (p. 12).
La question du désir, avec l'apprivoisement pour corollaire, est au coeur de la pièce dont chaque mot résonne comme jamais. Et plus encore depuis que nous avons vu Ultra-girl contre Schopenhauer ... car le philosophe nous prévenait que la satisfaction du désir ne garantissait pas d'atteindre le bonheur. Il y a ce soir des néophytes qui ne sont probablement jamais allés au théâtre et qui ont été rassurés par la gravité et le déroulement en extérieur, moins intimidant que dans une salle dont ils ne connaissent pas les codes de bonne conduite. Il y a aussi des gens de théâtre, qui connaissent le texte par coeur et qui le redécouvrent car ils l'entendent différemment.
Le client (Audrey Bonnet) intervient alors, en précisant, reprenant les mots précédents, et faisant du coup avancer la discussion en cahotant sans qu'elle ne soit un vrai dialogue : Je ne marche pas en un certain endroit et à une certaine heure. (...) je ne connais aucun crépuscule ni aucune sorte de désirs (...) J’allais de cette fenêtre éclairée derrière moi, là-haut, à cette autre fenêtre éclairée, là-bas devant moi, selon une ligne bien droite qui passe à travers vous parce que vous vous y êtes délibérément placé (p. 13).
Nous percevons toujours le son sans l'image, sachant simplement qu'ils sont deux à se louvoyer sur cette scène immense où nous sommes acceptés. Va-t-on abandonner toute tentative de repérage ? Le souffle de la comédienne est saccadé, sans doute en raison des grandes enjambées qui la propulsent d'un point à un autre selon une trajectoire décidée d'elle seule. Le metteur en scène n'a imposé, je le saurai plus tard, que trois points de rencontres en dehors desquels les comédiennes sont libres de suivre les lignes et les courbes qu'elles souhaitent.
Le claquement sec d'un portillon a beau se produire dans l'oreille gauche on sait que le terrain est ceinturé d'une clôture percée en quelques endroits. Les yeux se sont maintenant habitués à l'obscurité et on peut balayer l'espace, chercher en quel lieu ça a cogné sèchement.
Dès lors on parviendra à poursuivre du regard le dealer et le client qui parfois nous échapperont. On sait désormais qu'on les attrapera de nouveau dans le filet de nos yeux, à la faveur d'un pinceau lumineux ou d'un frôlement car les deux comédiennes n'évitent pas la proximité avec les spectateurs sans pour autant jamais "jouer" avec leur présence. C'est comme si deux réalités s'étaient superposées sans se rencontrer, la leur et la nôtre. Comme si ce qu'on appelle le quatrième mur était devenu gazeux, mais néanmoins tout à fait étanche.
Je sais dire non, et j'aime dire non, je suis capable de vous éblouir de mes non, (...) qui commencent par toutes les façons de dire oui (...) Décidez-vous, montrez-vous, dit le client (p. 27).
On avait perdu la notion du lieu, on avait perdu le sens de l’orientation, et voilà qu'on les a vus grimper sur la terrasse. Elles s'y affrontent maintenant.
Je n'ai jamais appris à dire non, (...) mais toutes les sortes de oui je les sais dit le dealer qui poursuit ne me refusez pas de me dire l'objet de votre regard sur moi, la raison, de me la dire (...) dans la solitude d'un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit; de me la dire sans même me regarder (p.31).
Un chat s'enfuit à toute vitesse alors devant moi, de cour à jardin si je puis dire en me basant sur ma position face aux deux comédiennes. Et je pense furtivement à celui qui avait traversé imperturbablement la largeur de la scène avignonnaise l'été dernier.
Et quand ils emploient le "nous" ce n'est pas pour se rapprocher mais pour encore marquer la distance qui les distinguent, aboutissant à leur solitude réciproque, bien mieux servie ici par la scénographie que sur n'importe quelle scène de théâtre : Je veux être zéro (...) soyons de simples, solitaires et orgueilleux zéros dira le client (p. 52)
Le texte résonne profondément : la fuite est un moyen subtil de combat ; vous êtes subtil ; vous devriez fuir (p. 56). C'est presque une menace. Et le dealer insiste : Il y a cette veste que vous n'avez pas prise quand je vous l'ai tendue, et maintenant, il va bien falloir que vous vous baissiez pour la ramasser (p. 57).
Pour la première fois la pièce devient dialogue et les échanges s'accélèrent jusqu'au message final que Bernard-marie Koltès a sans doute voulu nous donner à propos de la fatalité qui pèse sur l’humanité. Il n'y a pas d'amour. Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà (p. 60). Le dealer s'effondre devant le client.
On pourrait croire que Koltès a écrit Dans la solitude des champs de coton spécialement pour cet endroit, en extérieur. Pourtant on sait que Patrice Chéreau l'a créé en février 1987, au théâtre des Amandiers de Nanterre, avec Laurent Mallet et Isaach de Bankolé, puis repris fin 1987-début 1988, en interprétant lui-même le rôle du dealer, ce qui n’a pas plu à Koltès car il trouvait que cela donnait une sensation de compréhension possible entre les personnages. Il tenait à ce que le dealer soit joué par un homme noir. Une troisième version a été donnée bien après la mort de l'écrivain, en 1995-1996, à la Manufacture des Œillets, avec Pascal Greggory et Patrice Chéreau.
D'autres mises en scène ont eu lieu depuis. Et notamment en 2016 celle de Charles Berling au Théâtre national de Strasbourg dans laquelle il interprète le client et confie le rôle du dealer à une femme (Mata Gabin), de couleur noire. C'est cette version qui aurait dû être jouée sur la scène du Théâtre 14 du 9 au 26 juin 2020, mais les restrictions sanitaires en ont voulu autrement. Autre coïncidence c'est Audrey Bonnet qui avait ouvert la saison du Théâtre 14 après les travaux en janvier 2020 avec Clôture de l'amour, texte, conception, réalisation de Pascal Rambert, qu'elle interprétait avec Stanislas Nordey.
Quoiqu'il en soit et malgré les qualités de son travail (que je n'ai pas vu) je conserverai longtemps la version de Roland Auzet qui apporte une clarté et une actualité au texte. Jamais la marchandisation de notre époque n'a été si justement pointée. On peut imaginer le choc que fut la première représentation au Centre commercial de la Part-Dieu de Lyon en 2016. Et avoir confié les deux rôles à deux femmes est extrêmement intéressant.
Ne manquez pas une des prochaines représentations ! Le 2 septembre sur le Parvis de la BNF, Paris 13e et les 3 et 4 septembre – lieu surprise (réservations ouvertes à partir de la fin août). Vous avez la garantie d'un spectacle très étonnant, forcément, toujours particulier, puisque la scénographie n’est pas figée et s’adapte au lieu où il se déroule.
Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie KoltèsConception, musique et mise en scène Roland AuzetAvec Anne Alvaro et Audrey BonnetCollaborateurs artistiques Thierry Thieû Niang et Wilfried WendlingCréateur lumière Bernard RevelCostumes Nathalie PratsScénographie sonore La Muse en Circuit, Centre national de création musicaleInformatique musicale Thomas Mirgaine et Augustin MullerLes 31 juillet et 1er août au Stade Didot, Paris 14e (avec le Théâtre 14) à 22h00
Dans la solitude des champs de coton a été publié en 1987 aux éditions de Minuit. C'est à ce texte d'une soixantaine de pages que se réfèrent les citations en italiques.
Je remercie Guillaume Bontemps/Ville de Paris de m'avoir autorisée à utiliser ses photos.