Bordeaux et Bordeaux supérieur : primeurs 2019, crise et rappels historiques.

Par Afust


Dans mon précédent billet "Primeurs, trimeurs et frimeurs" j'évoquais les primeurs (au sens bordelais du terme) des points de vues historique, organisationnel et marketing.
Entre autres.
Je n'y citais pas explicitement l'Union des Grands Crus de Bordeaux. L'Union est pourtant incontournable quand on en vient à cet évènement !
Pourtant à Bordeaux, même pendant la semaine des primeurs, on ne goûte ni ne boit pas que des Grands Crus, mais aussi des sans grade. Voire même des sans grade ni appellation communale.Ce qui, cette année, a créé un télescopage avec l'actualité économique et les mesures envisagées tant pour le millésime 2019 (la distillation de crise) que pour le 2020 (baisse des rendements, blocage de 10% de la récolte) et à plus long terme l'arrachage ou le déclassement en VSIG.
On peut, me semble-t'il, se poser la question de l'adéquation de ces mesures qui pèsent de façon indifférenciée sur tous les producteurs. Quoiqu'il en soit de leur modèle économique, de leurs stocks et de leurs ventes.
Autrement dit : réduire les rendements et la disponibilité des vins de ceux qui vendent et se portent (relativement) bien va-t'il aider ceux qui sont en mauvais état ... sans dégrader la situation des premiers ?
On peut en douter.
Mais y a-t'il d'autres solutions ?
peut-être.
Les siècles passés peuvent-ils nous éclairer sur ces solutions ?
pourquoi pas ...
Voyage dans le temps grâce à 3 auteurs issus de 3 siècles successifs.
Pour Jules Guyot ("sur la viticulture du Sud-Ouest de la France", 1862 pour l'édition originale) l'affaire est simple : le rendement à l'hectare doit être proportionné à la densité de plantation.
L'extrait reproduit ci contre débute ainsi :
"La loi de la bonne production de la vigne basse près de terre est en effet que les ceps soient d'autant pus rapprochés que le sol est plus maigre. Le département de la Gironde a parfaitement proportionné la distance des ceps à la fertilité de son sol.".

Plus loin, on trouve :
"la distance du Médoc, 1 mètre entre les lignes pour bien aérer et bien isoler, peut et doit être admise dans les terrains les plus maigres et sous les climats les plus froids, au grand avantage de la production et des cultures économiques, puisqu'elle permet de labourer, de palisser, de terrer, fumer, nettoyer et de surveiller rapidement.".

En résumé : pour Jules Guyot la production à l'hectare doit dépendre de la densité de plantation (elle même fonction de la fertilité du sol).
Tu as une densité inférieure de moitié ?
alors ton rendement maximum devra, lui aussi, être réduit de moitié.


Un siècle plus tôt, c'est Jean-Baptiste Dupuy-Demportes qui se penche sur la question dans son "Le gentilhomme cultivateur". Il s'agit ici de l'édition de 1763, qui est ma préférée car la plus complète. Mais cette partie du texte est sensiblement identique à l'édition de 1764 (avec sa belle planche !), qui est consultable sur Gallica.
Que nous dit-il ?
Tout d'abord que le cultivateur doit s'intéresser à la nature de son sol afin de déterminer les cultures pouvant y pousser puis, ensuite, aux débouchés des différentes cultures envisagées avant de se lancer.
Il continue ainsi [je respecte graphie et ponctuation d'origine] :

"il [le cultivateur] doit alors faire un sacrifice & tourner toutes ses attentions vers quelqu'autre production, dont la consommation est plus étendue, quoique moins analogue à son terrein ; il sera à la vérité exposé à quelques dépenses ; mais la facilité du débit le dédommagera.
De quelle utilité sont par exemple certains vins , qui n'ont aucune qualité & qui ne se conservent point , & qui cependant portent préjudice aux grands vignobles.
"
.../...
"N'est-il pas honteux de voir le cultivateur dans quelques-uns de ce pays manquer souvent de pain ayant dans son cellier une quantité prodigieuse de vin dont il ne peut pas se défaire. Si le Ministère étoit exactement instruit de ces circonstances , pourroit-il , sans manquer aux premiers éléments de l'administration , ne pas faire une défense expresse de planter des vignes , sur-tout dans ces pays dont nous venons de parler ?".
En résumé, selon JB Dupuy-Demportes : on ne plante pas n'importe quoi n'importe où, au risque de s'embourber si l'on n'a pas, au préalable, pris la peine de s'assurer des débouchés.
Il ne reste plus qu'à remonter d'encore un siècle, ce qui nous mène au début du règne effectif de Louis XIV (la Régence de sa mère vient en effet de prendre fin).
En décembre 1652, Louis, Roy de France & de Navarre, est sur les fondamentaux : les taxes et les subventions qui, selon les besoins, sont imposées puis
abrogées avant d'être - ou pas - rétablies.
Il s'agit ici d'un édit "portant rétablissement de Droits de la Subvention sur les Vins, Vendanges, Cidres, Bierres & Poirez, & bestial à pied fourché, consistans pour les boissons , en 20 pour muid de Vin & vendange, 10 s. pour muid de Cidre & Bierre, & cinq sols pour muid de Poiré jauge de Paris , & autres vaisseaux à proportion entrans és Villes , Fauxbourgs d'icelles , & Bourgs fermez et non fermez du ressort des Cours des Aydes de Paris & Roüen."

Il est temps de retourner au présent, et aux primeurs qui m'ont servi de prétexte ... mais qui ne sont pas qu'un prétexte puisque j'ai goûté quelques Bordeaux et Bordeaux supérieur.
Très peu puisque cette année se livrer à l'exercice des dégustation en primeurs a été compliqué.

Je n'aborderai donc que 3 vins que j'ai pu goûter et qui m'ont plu.


Bordeaux supérieur



Château de Reignac
(2 juin 2020 au Laboratoire Rolland)
Nez ouvert sur des notes fruitées / épicées. L’élevage est discret, bien que présent. Bel équilibre avec le vin, la gestion de la barrique semble s'appréhender différemment des précédents millésimes.
Bouche ample, opulente, aux tanins de belle qualité. C'est mûr et bien construit.
En finale on retrouve les notes fruitées / épicées du nez. Élevage toujours en retrait, qui soutient le vin tout en restant en harmonie avec lui.
Bel équilibre, beau vin.
Balthus
(2 juin 2020 au Laboratoire Rolland)
Nez de fruits noirs, fruits murs, et notes empyreumatiques liées à l’élevage qui, cependant, reste ici aussi bien intégré.
Attaque ronde, puissante. Belle matière pour une bouche solidement construite mais restée harmonieuse. Joli fruit.
Milieu de bouche sur les fruits mûrs et les épices, avec une belle trame acide qui tient et prolonge le vin.

Finale encore un peu sévère (les tanins du bois sont un rien plus sensibles en toute fin de bouche).
Beau jus, tout en puissance et équilibre. Il faudra lui laisser du temps.

Bordeaux blanc sec


Reignac
(28 juin 2020, sur un vin après mise en bouteille).
De toute évidence on continue à travailler sur l'élevage et à l'affiner. De mon point de vue : depuis 2013, le résultat est de plus en plus heureux !
Avec ce 2019 tant la couleur, limpide et brillante, que le nez en témoignent : si les notes d'élevage sont encore là elles laissent la part belle aux citrus, sur un fond floral et exo.
C'est fin, complexe et frais.
A l'arrière plan un léger boisé qui vient soutenir le tout en attendant de se fondre dans le vin.
Bouche ample, longue, d'un beau volume. Citrus et fleurs là aussi.
Belle finale où acidité et sucrosité (sans sucre résiduel me semble-t'il) s'associent joliment.
Belle bouteille.


Je finis sur un rapide retour à la crise actuelle et aux mesures évoquées plus haut, avec l'exemple de ce château et de ses vins :
- Un millésime de la cuvée Château de Reignac (pas goûté en primeur) se vend habituellement en 12 à 18 mois.
- Pour le Grand Vin de Reignac et Balthus : il faut 4 à 5 ans pour vendre un millésime (que l'on devrait boire au moins au bout d'une dizaine d'années).
En résumé : toutes cuvées confondues, le Château de Reignac vend, chaque année, le volume de production d'un millésime.
Tous millésimes confondus.
Si Reignac et ses semblables vendent moins, les autres vendront-ils plus ?
Ou, pour le dire autrement : les mesures de crise actuellement envisagées vont elles aider ceux qui vont mal, sans pour autant nuire à ceux qui vont bien ?
la question me semble mériter d'être posée ...

Nota :
ces trois vins ont été dégustés avec Daniel Sériot.
Les rouges au Laboratoire Rolland (j'en profite pour remercier, à nouveau, Dany Rolland de son invitation) et le blanc chez moi, avec Daniel et Isabelle.
Les toujours très recommandables commentaires de Daniel sont ici, pour les rouges (je n'ai pas vu passer son commentaire du blanc ... mais ai pu le rater).
A suivre avec un billet se penchant sur mon échantillon de 2019 de la rive droite, et un autre approchant la rive gauche.
(les ouvrages photographiés et cités dans ce billet font partie de ma collection personnelle.
Je peux, sur simple demande en envoyer de plus larges extraits à qui le souhaiterait.
Bien que pourries, les photos ne sont pas libres de droits.)