Le 11 août, j’ai vu trois étoiles filantes.
Avec ma cousine, nous sommes parties, serviette de plage sous le bras, smartphone en mode lampe de poche à la main, dans le champ où broutent deux chevaux, en contre-bas de la maison. L’herbe grillée par la canicule et le crottin desséché crissent sous les semelles. La chienne Saphira, un border collie de bonne composition, nous accompagne dans la pénombre, intriguée par notre promenade tardive. Il est déjà bien tard. Un couple d’ami, invité à diner, a annoncé à ma cousine qu’ils se mariaient en 2022 et la jeune femme la choisit comme témoin. Étrange émotion de décalage entre cette joie communicative et la distorsion de ma situation.
Si le mariage a toujours été une formalité administrative, j’ai découvert, une fois dans mon rôle d’épouse, qu’il avait une puissance de légitimation sociale inattendu, qu’il modifiait subrepticement le regard des autres. Ma réalité de compagne avait glissé vers quelque chose qui me semblait, à tort, plus solide. Un couple qui s’aime, qui construit une vie à deux dont je m’éloigne chaque jour. Pourtant, à les écouter, avec un projet d’enfant, je sais qu’il s’agit d’une illusion. Je sais que leur histoire n’a jamais été la mienne et je leur souhaite, de toute mon âme, de s’écouter, de communiquer, d’être heureux ensemble et séparément.
Les étoiles percent la gangue de tristesse.
Alors que je m’allonge, prenant bien garde à éviter les déjections des canassons, la pointe douloureuse dans mon ventre se dénoue. D’autres histoires, d’autres amours, d’autres chemins. Ceux chaotiques des insectes qui grouillent dans la prairie ravagée de chaleur, ceux rectilignes et prévisibles, là-haut, d’un satellite qui en silence accomplit sa besogne au-dessus de nos têtes. Le nord se situe dans notre dos, souillé par les halos orange de l’éclairage public du hameau. Devant nous, la masse sombre de la forêt nichée le long de la rivière.
Plus bas, les vaches dans la pâture doivent déjà dormir sans se soucier des Perséides ni de l’attrait que leur agonie brûlante suscite chez les bipèdes qui les élèvent pour leur viande. Les vaches du coin appartiennent à la race blanc bleu belge, une aberration hypertrophiée destinée à produire plus de muscles et moins de perte lors de l’abatage. Les pauvres bestioles ne peuvent pas vêler et doivent être systématiquement césarisée. Trapue, courtaude, leur jolie robe blanche tacheté d’un gris bleuté ne révèle rien de leur raison d’être. Le charme bucolique de la campagne belge s’achève dans nos assiettes, avec l’américain préparé acheté au boucher du village. Un plaisir gustatif que j’associe toujours avec ce pays.
Je ne connaissais de la Belgique que Bruxelles, même si j’avais traversé le pays en voiture et visiter quelques autres lieux touristiques. Vivre deux semaines ici, expérimenter la vie de village, le microcosme des solidarités et de la veulerie, secoue ma créativité engluée dans ma peine de cœur et, plus prosaïquement, dans les incertitudes matérielles quand à mon avenir : où vivre, et surtout comment ? Exercer quel métier ? Retourner au journalisme, à la pige ? Des enquêtes récentes sur le statut et l’état de la proffesion ont soufflé mon enthousiasme.
Vivre de mes mots est un fantasme et malgré ma naïveté, je ne peux me bercer de cette illusion, même avec un xanax dans la tronche ou un taux d’alcool trop élevé. En ce moment, je n’arrive pas à me dégager du temps pour écrire autre chose que mon journal ou quelques articles de blog, brouillon, foutraque, au style aléatoire. Pourtant, ici, malgré les nuits hachées par les petits pas énergiques d’Isidore, bientôt deux ans, dans un lit de grand, et parfois par ses sanglots si un cauchemar s’invite dans ses songes, malgré l’endormissement difficile pour cause de cerveau sur-actif et de matelas trop mou, je me repose. Je me détends. Je me vide. Les souvenirs s’agitent avant de retourner dans leur grotte marine. Les courants s’apaisent et les poussières en suspension dans le lac opaque lentement amorcent leur décente et se couchent au fond. Future couche sédimentaire. J’ai un début de nouvelle sur le feu, un prototype branlant pour un appel à texte que j’aimerai réussir à pondre pour sortir du cercle de flagellation, et puis, j’apprécie la personne qui s’en occupe. L’humain reste central pour moi dans mes interactions. Quand j’ai l’intuition qu’un projet va m’enrichir sur ce plan, je ressens une motivation forte et une satisfaction au travail. Pourtant, en ce moment, l’appréhension du futur me ralentit. La masse d’objet que je possède, en propre ou avec mon ex m’écrase littéralement. Je bosse sur la question. Elle prend beaucoup d’espace dans mon crâne et être loin de l’appart, l’impossibilité d’agir nourrit angoisse et frustration.
La chatte me fouette d’un coup de queue et la chienne haltète. Ronron et respiration. Au-dessus, le ciel. La vision s’adapte et bientôt, les étoiles sortent de leur cachette d’ombre pour jouer à trouer ce plafond qui n’existe pas vraiment, pas plus tangible que nos maux, notre passé recomposé par nos mémoires farceuses ou nos futurs prédictions foireuses de cerveaux mal équipé pour penser. Ma cousine me parle de son adolescence à mater le ciel avec une pote. Je tente de me souvenir de la dernière fois que j’ai contemplé tant d’étoiles. À la montagne, il y a deux ans ? Nous étions si épuisés après les rando, que les promenades nocturnes n’étaient pas au programme. Et puis, pour profiter du spectacle, il est nécessaire d’être en hauteur, et pas lové dans le creux d’une vallée suspendue coincée entre des pics et des combes.
Je me souviens de mes vacances en Corse.
Je me souviens de mon stage de terrain, en octobre, dans le Diois, au siècle dernier. Un soir nous étions rentrés à pied, de la Tune de l’ours, à Boulc, où nous prenions nos repas, jusqu’à la colonie de vacance désaffectée où nous logions. Pas de smarphone à l’époque. Pas de téléphone portable non plus pour moi. Des lampes de poches, des baskets en guise de pompes de rando, et une amitié forte qui se nouait avant de glisser doucement vers des sentiments amoureux. Les Perséides, à chaque révolution, perdent quelques-une de leurs sœurs qui viennent se cramer dans l’atmosphère terrestre. Quelques secondes, elles brillent puis se consument pour la joie d’un vœu, bientôt oublié. Elles s’usent, pourtant, chaque année, il reste assez de matière pour les rêves des humains. Quelques secondes de gloire, un pointillé dans l’éternité.
Et de cette amitié avec lui, aujourd’hui, que reste-t-il ?
Des albums photos, des coquillages, quelques lettres, des consoles de jeu… Les émotions, les souvenirs qui se métamorphosent, deviennent autre, et les objets faussement solides, faussement éternels. Pourquoi garder ces objets ? Pourquoi ne pas conserver et chérir ce ciel, ce moment de partage avec ma cousine, ses rires, ses anecdotes, cette découverte de l’autre ?
Je crois que je préfère garder précieusement le cours de conduite improvisé fait — à l’arrêt — sur un parking du Diois, alors que nous n’étions pas encore amoureux, que toutes choses matérielles de ces vingt ans de couple qui soudain m’alourdissent tant que je m’enfonce dans la terre sèche, que je ne peux plus m’envoler. Je préfère mes souvenirs même imprécis, même inventés, autant d’ailes fines pour s’approcher de la voûte scintillante et dansante, m’élancer légère vers son lent tournoiement. L’univers, un cocon tranquille à mon cerveau agité, à sa mémoire défaillante et à ses dialogues intérieurs incessants. Je préfère ne rien garder. Sentir l’herbe sous mes jambes, la serviette sous mon dos, la capuche sur ma tête, la chatte à côté, toujours à ronronner, ma cousine et son rire pétillant secoué de spasme, ses injonctions et ses menaces aux cieux qui nous valent une dernière étoile filante. Il est temps d’aller nous coucher.
Je préfère le présent et l’expérience aux objets. Cela tombe bien, je vais devoir réduire la voilure. Je sais que j’aurai toujours un toit sur ma tête. Toujours des amis et personnes aimantes, même si mon professeur de conduite improvisé, lui, a opté pour une sortie de route. À pas de loup, pour ne pas réveiller un voisin grincheux, nous avons traversé le champ. La maison silencieuse ne bronche pas à notre arrivée. Là-haut, le petit dort, pour l’instant. Dans le salon, le compagnon de ma cousine roupille dans un canapé pourtant peu disposé à accueillir sa grande carcasse. La fraicheur relative du rez-de-chaussé, un havre momentané.
Je me couche, imprimée sur la rétine, une trace lumineuse furtive.
Copyright : Marianne Ciaudo