Durant ces dix derniers mois, j'ai suivi de l'intérieur une campagne électorale dans l'une de ces nombreuses villes de taille moyenne, qui souffrent entre autres de la désindustrialisation. Ce fut l'occasion d'observer le fonctionnement concret de la citoyenneté et de la démocratie, mots qui sont (trop) souvent mal compris galvaudés tant par les électeurs que les candidats. Avec cet article, je souhaite donc clarifier quelques points, car comme l'aurait peut-être écrit Albert camus, " mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde"... Et c'est peu dire que la démocratie est actuellement en lambeaux tout comme la citoyenneté ! Mais que le lecteur se rassure, plutôt que de rentrer dans tous les méandres de la science politique, je privilégierais les problématiques concrètes sans sacrifier la rigueur.
Du pouvoir du roi au pouvoir du peuple
Étymologiquement, la démocratie est un régime politique dans lequel le pouvoir ( kratos en grec) est exercé par le peuple ( dèmos) souverain. Sous l'Ancien régime, le corps politique du royaume se confondait pour l'essentiel avec le roi et la souveraineté (du latin superus, qui signifie supérieur), en tant que construction juridico-mythologique instituant une autorité suprême, permettait au roi de légitimer son pouvoir face au pape. Dans son traité Les Six livres de La République, Jean Bodin définit ainsi la souveraineté comme un attribut essentiel de l'État (" la souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d'une République"), ce qui permet de justifier la puissance de l'État, donc du roi.
Du peuple, il n'est guère question... C'est avec des penseurs comme Jean-Jacques Rousseau ( Du Contrat social, 1762), que le peuple commence enfin à être vu en France comme la source unique du pouvoir et, donc, le seul détenteur légitime de la souveraineté. Autrement dit, pour Rousseau, chaque citoyen est titulaire d'une infirme partie de la souveraineté, qui ne peut néanmoins s'exprimer que de façon collective par ce qu'il qualifie de " volonté générale". C'est ce que Lincoln aurait traduit par cette phrase célèbre : " la démocratie, c'est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple".
En 1789, les députés de la période révolutionnaire ont considéré que la souveraineté n'appartenait pas au peuple comme somme des individus, mais à la nation représentant le peuple dans son ensemble (Cf. Qu'est-ce que le tiers-état ?, Sieyès, 1789). C'est pourquoi l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 dispose : " Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément". Notons que Robespierre tentera bien, en 1793, d'imposer un concept de souveraineté populaire basé sur une vision unifiée et homogène du peuple, mais qui débouchera sur la dictature (terreur) que l'on sait...
Une telle définition de la souveraineté nationale, parce qu'elle fait concomitamment de l'État la personnification juridique de la nation, ouvre ainsi la porte à une représentation du peuple par des élus chargés de faire fonctionner cet État, ce que Hans Kelsen appelle une démocratie indirecte plutôt que représentative. Celle-ci s'oppose à la démocratie directe telle que souhaitait par Rousseau et telle qu'elle pouvait exister au moment des réformes de Clisthène à Athènes (508 avant J.C), qui en remodelant la Constitution de Solon permirent aux citoyens athéniens de participer aux débats au sein de l'assemblée ( ecclesia) et de voter.
La philosophe Simone Weil montrait comment dans le Contrat social de Rousseau, l'on trouve énoncé toutes les conditions d'existence de notre idéal républicain basé sur la volonté générale. Pour le dire simplement, sous certaines conditions, l'expression du peuple peut être conforme à la justice, parce que les hommes sont censés partager la même raison qui leur permet donc de converger en opinion sur la justice et la vérité. Or, ce sont précisément ces conditions qui sont le plus souvent passées sous silence, en particulier lorsqu'elles ne sont plus remplies :
* il faut qu'il n'y ait aucune passion collective qui s'empare du peuple au moment où il doit s'exprimer, sinon il peut facilement voter pour les pires politiques comme l'a démontré l'accession au pouvoir de criminels par la voie légale ;
* le peuple doit pouvoir s'exprimer sur des problèmes concrets et précis de la vie publique, et non faire seulement un choix entre plusieurs candidats dont on a pu voir qu'ils ne respectaient pas toujours, c'est un euphémisme, leur programme ;
Et le moins que l'on puisse dire est qu'actuellement aucune de ces deux conditions n'est respectée.
L'abbé Sieyès, évoqué ci-dessus, exprime quant à lui clairement sa préférence pour le système de représentation dans un célèbre discours : " La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif. Le choix entre ces deux méthodes de faire la loi, n'est pas douteux parmi nous. D'abord, la très grande pluralité de nos concitoyens n'a ni assez d'instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s'occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; ils doivent donc se borner à se nommer des représentants [...]". Mais en 1789 on est encore loin d'un suffrage universel et d'un parlementarisme où toutes les tendances politiques trouvent à s'exprimer.
Le danger d'une démocratie formelleEn pratique, il est difficilement envisageable d'instaurer une démocratie directe intégrale à l'échelle d'une grande commune ou d'un pays, ne serait-ce qu'en raison de la nécessité de réunir régulièrement dans un même lieu beaucoup de personnes et de leur permettre ensuite de débattre librement. Le constat est d'ailleurs amer : de nos jours, lorsque les citoyens sont trop souvent appelés à s'exprimer et à débattre, leur motivation à se déplacer s'émousse alors même qu'il en va de l'avenir de la res publica. Mais cela ne doit pas empêcher d'injecter une certaine dose de démocratie directe en consultant directement les citoyens sur certaines questions avec avis exécutoire.
La problématique de l'expression populaire directe a d'ailleurs refait surface lors de la crise des gilets jaunes en 2018-2019, lorsque l'élite politique fut accusée à juste titre de s'accrocher à la chimère d'un monde gouverné par des règles économiques universelles immuables, qui rendent inutiles la confrontation de projets de sociétés différents, et subséquemment les débats contradictoires, bien qu'ils soient depuis plus de deux millénaires l'essence même de la démocratie.
Pire, de nombreux citoyens ont la désagréable impression que les campagnes politiques se succèdent et se ressemblent, en ce que seules quelques vagues problématiques sont abordées à l'exclusion de toute thématique politique de fond, qui obligerait à prendre de vrais engagements auprès des Français. Exit par conséquent l'échange verbal musclé et le débat animé, nécessairement perçus comme une agression insupportable ("cessez de m'agresser verbalement" est devenu l'arme des minus habens réduits à quia) dans notre société post-moderne ; place au consensus mou sur des lois politico-économiques réputées universelles, sous peine de passer pour un extrémiste.
Les limites et dangers inhérents à la démocratie moderne sont bien connus au moins depuis Tocqueville ( De la démocratie en Amérique, 1835 et 1840). Ce dernier voyait en la démocratie une sorte de processus providentiel caractérisé par " l'égalité des conditions ", portant en germe le risque de l'individualisme dont le seul remède est une participation à la chose publique au niveau local. Tocqueville mit également en lumière le danger d'un despotisme doux dans une société démocratique, qui consiste pour les citoyens à s'en remettre à un État tout-puissant : "au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux". Troublant d'actualité...
Il est aussi bon de rappeler que si les premiers socialistes marxistes voyaient dans le vote un expédient utile à la révolution, les anarchistes comme Proudhon percevaient le système démocratique tel qu'il fonctionnait au XIXe siècle (parlementarisme + droit de vote limité) comme une simple mascarade bourgeoise servant à jeter un voile à peine pudique sur les inégalités de classes. Beaucoup plus à droite sur l'échiquier politique, la démocratie parlementaire fut très souvent accusée de donner le pouvoir à une élite coupée du peuple, ce qui débouchera dans certains cas extrêmes sur des abominations caractérisées par l'incarnation des aspirations du peuple par un chef unique (fascisme, nazisme... Cf. Carl Schmitt). Démocratie réelle contre démocratie formelle, tout en évitant l'incarnation du pouvoir par un seul chef, voilà encore un débat d'actualité ! Et si, au fond, ce qui caractérise le mieux la démocratie, c'était l'existence et la protection des libertés (réelles) comme le pensait Raymond Aron ?
Régis Debray, dans l'obscénité démocratique, fait quant à lui une différence entre démocratie anglo-saxonne et République, cette dernière étant le fruit de la Révolution française qui combine liberté, raison, tolérance, souci de la chose publique ( res publica) et recherche de l'universel. Selon Debray, alors qu'en démocratie l'État se contente de faire plus ou moins bien coexister des communautés, " en République l'État surplombe la société". D'où une école républicaine qui apprend à raisonner, c'est-à-dire à faire usage de sa pensée critique, alors que dans les démocraties anglo-saxonnes l'école se met de plus en plus à ressembler à la société avec tous ses travers (compétitivité, productivité, zapping, amusement...).
Mandat impératif et règle du jeu démocratique
D'emblée, si la démocratie implique que les élus représentent le peuple, alors l'on serait tenté de dire qu'ils doivent prendre des décisions conformes à celles que le peuple réuni dans son intégralité en assemblée aurait prises. Bref, les représentants seraient ainsi liés par le mandat que les citoyens leur confient et auraient l'obligation de respecter le programme sur lequel ils ont été élus, sous peine d'être révoqués.
Ce type de mandat, appelé impératif, pose à l'évidence un problème pour trouver un compromis, base même de l'idéal démocratique. En effet, comment concilier deux points de vue diamétralement opposés, si chaque élu doit respecter un mandat impératif ? C'est pourquoi depuis la Révolution française, les députés représentent la Nation tout entière et non les électeurs de leur circonscription. L'article 27 de la Constitution de 1958 dispose précisément que " tout mandat impératif est nul ", ce qui signifie que les députés se déterminent librement dans l'exercice de leur mandat pour servir l'intérêt général et ne sont pas tenus d'agir comme le réclameraient éventuellement certains électeurs. D'où l'expression de "démocratie indirecte" employée par Hans Kelsen plutôt que "démocratie représentative". L'organisation périodique et rapprochée de scrutins est donc une nécessité, afin d'obliger les élus à tenir compte de la volonté du peuple-électeur, même si c'est a minima.
Ainsi, si le peuple n'exerce pas aujourd'hui le pouvoir lui-même, il se doit d'obéir aux lois que ses représentants élus ont votées, puisque le peuple est réputé avoir consenti collectivement à donner ce pouvoir en toute connaissance de cause. C'est parfois difficilement acceptable lorsque les choix faits par les représentants sont très éloignés des engagements de ceux-ci, mais c'est le principe de fonctionnement de notre démocratie indirecte, qui avait conduit Rousseau à déclarer : " le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement". Le grand juriste Carré de Malberg avait du reste bien compris que le régime parlementaire permettait de substituer la souveraineté des élus à celle du peuple... Il n'est donc pas inutile de réfléchir à y intégrer des possibilités de consultations directes des citoyens sur certaines questions avec avis exécutoire. Bien entendu, tout cet édifice suppose que les candidats soient un minimum intègres et portés à rechercher l'intérêt général, car sinon c'est la crise sociale qui surgit à défaut de révolution, ce qu' Aristote avait parfaitement compris...
Scrutin proportionnel vs scrutin majoritaire
La différence entre les deux modes de scrutin est la suivante :
La question de la représentation se pose avec d'autant plus d'acuité que, depuis l'élection d'Emmanuel Macron, l'Assemblée nationale avec ses 577 députés est devenue encore moins représentative en termes socioprofessionnels :
[ Source : Assemblée nationale ]
Trop nombreux sont ceux qui résument la citoyenneté au vote et la démocratie au droit de choisir son maître tous les 5 ou 6 ans, en paraphrasant Rousseau. Or, l'histoire multiplie les exemples où la citoyenneté était liée au rang social et n'avait que peu à voir avec le droit de vote. L'article 17 de l'ordonnance du 21 avril 1944 donna aux femmes le droit de vote et d'éligibilité dans les mêmes conditions que les hommes. Faut-il alors en déduire qu'elles ne sont devenues des citoyennes qu'à ce moment de l'histoire ? C'est évidemment absurde ! Il ne faut pas confondre citoyenneté et exercice de la citoyenneté, cette dernière ne se résumant à l'évidence pas - répétons-le ! - au seul vote.
Dans nos sociétés démocratiques modernes, la citoyenneté est aussi trop souvent associée à la contingence de naître dans un pays plutôt qu'un autre. Pour le dire autrement, à mon sens, on ne naît pas français on le devient du moment où l'on s'implique pour ce pays de quelque façon que ce soit (politiquement, culturellement...), c'est-à-dire qu'un citoyen est partie prenante de la société dans laquelle il vit et c'est pourquoi il doit penser au-delà de ses propres intérêts et viser l'intérêt général pour peu que l'on se donne la peine de le définir collectivement. Et que dire du reste de l'hérésie consistant à vendre une nationalité à des personnes très riches moyennant finances, opportunément appelée Golden Visa.
Pour en revenir au vote, tout un chacun a du reste déjà pu expérimenter en pratique combien la formule "chaque voix compte pour l'avenir de la commune ou du pays" est d'une bêtise confondante si elle emporte l'idée de peser individuellement sur le destin d'une commune ou d'un État. En effet, prise individuellement, la voix de l'électeur lambda est certes comptabilisée, mais pour qu'elle pèse réellement il faut encore qu'elle rencontre celle d'un très grand nombre d'autres électeurs, puisque c'est la règle de la majorité qui s'applique. Et que dire lorsqu'aucune proposition électorale ne nous convient ? Faut-il comptabiliser les bulletins blancs dans les urnes, promesse qui s'évanouit après chaque élection nationale, mais qui permettrait entre autres de ne pas voter contre quelqu'un ? Faut-il forcer les citoyens à voter comme en Belgique pour éviter une abstention record comme celle connue aux élections municipales du 28 juin 2020 ?
Quoi qu'il en soit, pour l'instant c'est le vote majoritaire qui domine les scrutins. Il est en effet simple à comprendre et crée, a priori, le moins de contestation possible dans la mesure où une majorité de citoyens ont fait le même choix après libre examen et discussion des positions concurrentes, ce que Kant appelait l'usage public de la raison et que Habermas étendra aux sociétés démocratiques. Certes, le danger de la tyrannie de la majorité déjà évoquée par Tocqueville nous guette : " Les démocraties sont naturellement portées à concentrer toute la force sociale dans les mains du corps législatif. Celui-ci étant le pouvoir qui émane le plus directement du peuple, est aussi celui qui participe le plus de sa toute-puissance. On remarque donc en lui une tendance habituelle qui le porte à réunir toute espèce d'autorité dans son sein. Cette concentration des pouvoirs, en même temps qu'elle nuit singulièrement à la bonne conduite des affaires, fonde le despotisme de la majorité ".
Bien entendu, il serait absurde de croire qu'à chaque élection ou décision démocratiques, la règle de la majorité conduit à une situation optimale ou juste. Il n'y a guère que les démagogues et les filous pour affirmer avoir obtenu l'adhésion de tout un peuple à un programme par le seul fait d'un vote majoritaire. Simone Weil avait parfaitement compris que si une passion collective s'empare du peuple au moment du vote, alors l'élection peut conduire au pire en ce que aveuglés par cette passion les électeurs sont capables de donner leur voix à n'importe quel hamster, poisson rouge, chameau candidat se prévalant des idées du moment. D'où mon inquiétude lorsque j'entends parler de vagues, qu'elle soit rouge, rose, orange ou verte...
En tout état de cause, ce n'est pas pour rien que des garde-fous ont été imaginés dans le fonctionnement démocratiques, sous peine de donner à une majorité le pouvoir d'opprimer une minorité comme on le voit par exemple en Russie ou en Hongrie. Le respect - réel - des droits fondamentaux (liberté de conscience, liberté de la presse, droit de pétition, droit à la justice...) est donc un préalable à l'établissement d'une société démocratique digne de ce nom. Grèves, manifestations de mécontentement et autres pétitions sont également des formes d'expression légales, sous certaines conditions, de l'opinion publique en démocratie. Et dans le pire des cas, les révolutionnaires de 1793 avaient prévu à l'article 35 de leur Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen : " Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs"...
Au terme de cet article, voilà la définition de la démocratie que je vous propose : régime politique basé sur la liberté de conscience, l'égalité de droit (en particulier de se présenter à une élection) et la pluralité des opinions, qui peuvent être confrontées publiquement (d'où l'importance d'une presse libre) afin de trouver un compromis acceptable et sans violence. Tout un programme en soi, qui faisait dire à Winston Churchill que la démocratie, malgré tous ces défauts, reste " le pire des systèmes, à l'exclusion de tous les autres".
P.S.1 Au vu de la longueur de ce billet, il ne m'a pas été possible de développer en détail le rôle des partis politiques en démocratie, qui sont des acteurs très importants en ce qu'ils regroupent des personnes partageant des idées très proches et peuvent servir de contre-pouvoirs. De manière radicale, Simone Weil, dans une courte note publiée de manière posthume en 1950, appelait à leur suppression parce qu'ils fabriquent dangereusement de la passion collective : " le mal des partis politiques saute aux yeux, ne sont-ils pas même du mal à l'état pur ou presque ?".
P.S.2 l'image de billet provient de cet article de Libération sur la post-démocratie.