S'ils formaient une bande, Jonas en disputerait la tête avec Lahuiss. Mais oserait-il durablement, lui qui lui concède la capiteuse Wanda ?
Jonas est pourtant un mec qui pourrait en imposer. Il est boxeur. Mais il lui manque sans doute un modèle à qui s'identifier pour aller plus loin, plus haut. Un autre modèle que celui de deux fumeurs régulier de shit, son grand frère, et son père, dont on sait juste qu'il joue au football comme vétéran. Les mères sont totalement absentes du roman.
Et puis surtout, comme l'écrit avec beaucoup de justesse David Lopez, réussir c'est trahir (p. 87), donc risquer de perdre ses amis. Il n'y aurait rien de pire pour Jonas, surtout s'agissant d'amis d'enfance.
Ce roman fait penser à L'attrape-coeurs, autre roman de la Sélection Anniversaire des 68. Celui-ci est proposé par par Julie Estève, qui avait écrit Simple, un roman d'une grande sensibilité. Il est touchant, à condition d'accepter que la réalité (dérangeante) que nous narre David Lopez existe.
Je reconnais avoir eu peu d'envie à supporter leurs échanges verbaux, leur inaction, leur inclinaison pour d'interminables parties de cartes que nous lecteurs avons un peu de mal à suivre, entre des bouffées incessantes ... de bédo. Il faut s'acclimater au lexique comme à la syntaxe. Exemple (p. 44 ) : Ixe se place derrière Poto, et dans un rire il dit hey Poto pourquoi t'as un 8 un 2 une dame un valet un 7 et un 5 ?
On n'entre pas dans ce langage comme dans un moulin. L'auteur s'est manifestement battu contre les mots, pour construire ses phrases. Le texte est intentionnellement très parlé, mais très élaboré, d'une précision remarquable. Une fois apprivoisé, sa musicalité devient presque envoutante. On s'installe dans la conversation que Jonas entretient avec nous en le suivant dans l'analyse qu'il fait sur de multiples sujets, chapitre après chapitre, chacun pouvant presque être lu indépendamment des autres. Il nous raconte le meilleur moment de l'année en laissant émerger de la tendresse. Il nous invite à une séance de jardinage sous un angle plutôt décalé quand on s'interroge sur la mauvaise herbe.
Je referme le livre avec mélancolie, quittant Jonas à regret, avec le sentiment de l'abandonner à son sort sans avoir rien tenté, alors qu'il suffirait peut-être de pas grand chose pour que la partie ne soit pas jouée, et d'avance perdue.
On assiste avec délectation à une scène d'anthologie, avec la dictée de quelques paragraphes d'un extrait de Céline (Chapitre Virgule p. 85) et on en conclut qu'il sont au moins deux (Lahuiss et Jonas) à sortir du lot. Pas tant parce qu'ils ont de l'orthographe, mais de la culture. Et que certaines lectures auraient le pouvoir de les faire bouger. Une phrase de l'écrivain devient carrément provocatrice. On devient rapidement vieux, et de façon irrémédiable encore. On s’en aperçoit à la manière qu’on a prise d’aimer son malheur malgré soi « (Céline, Voyage au bout de la nuit).
Le lecteur comprend que la vérité vient de leur péter à la gueule, mais on s'interroge sur la puissance de la prise de conscience, car de la même façon que réussir c'est trahir, se remettre en cause est un comportement qu'ils semblent avoir décidé d'éliminer. Sinon fumeraient-ils et boiraient-ils toute la sainte journée ?
Quelques fulgurances les traversent parfois. Comme Untel chambrant Jonas : T'sais quoi Jonas, dans la vie t'es comme dans le ring, tu fais que d'esquiver (p. 82). Comme Jonas réalisant que leurs actes ont des conséquences (p. 132) en apprenant l'incarcération de Untel.
Ils consacrent l'essentiel de leur temps à s'ennuyer, activité érigée à un "high level" parce que (p. 46) L'ennui c'est de la gestion. Ça se construit. Ça se stimule. Il faut un certain sens de la mesure. On a trouvé la parade, on s'amuse à se faire chier. On désamorce. Ça nous arrive d'être frustrés, mais l'essentiel pour nous c'est de rester à notre place. Parce que de là où on est on ne risque pas de tomber.
On devine que Jonas aurait du potentiel avec un peu d'ambition et une hygiène de vie. Mais il laisse les gens et les évènements décider pour lui et ne se laisse pas la chance d'avoir la vie qu'il pourrait gagner. Même l'ultime combat de boxe, il le perd. Comme s'il avait la carrure sans l'envie. Avec néanmoins le courage : L’unique moyen de ne pas souffrir d’un entraînement de boxe, c’est de ne pas y aller. Moi je suis là. Alors qu’on ne vienne pas me dire que je suis incapable de faire des sacrifices (p. 11).
Il est comme asservi par la généalogie, l'environnement. Ses lectures, polarisées sur Barjavel ou Daniel Defoe ne lui permettent pas de rompre la boucle infernale qui mouline dans son cerveau. Même Candide ne le fera pas réagir : Cultiver son jardin, il est gentil Voltaire mais il faut d'abord savoir ce quo'n veut y faire pousser (p. 131). Le vrai souci est qu'il ne maitrise pas les codes (p. 173), ce qu le fait dire : Ça fait que je n'ai pas envie d'avoir à me rendre aimable pour être aimé.
La réécriture de Candide par Lahuiss (décidément le plus cultivé du lot) était désopilante (p. 53) : Les gars, j’vais vous la faire courte, mais "Candide" c’est l’histoire d’un p’tit bourge qui a grandi dans un château avec un maître qui lui apprend la philosophie et tout l’bordel t’as vu, avec comme idée principale que, en gros, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Du coup Candide t’as vu il est bien, il fait sa vie tranquillement sauf qu’un jour il va pécho la fille du baron chez qui il vit tu vois, Cunégonde elle s’appelle. Bah ouais, on est au dix-huitième siècle ma gueule. Du coup là aussi sec il se fait téj à coups de pompes dans l’cul et il se retrouve à la rue comme un clandé. De là il va tout lui arriver ....
L'essentiel de leur énergie est dirigée contre eux. D'abord au travers des défis qu'ils se lancent constamment. C’est toujours plaisant de voir un type qui a déclaré la guerre demander une trêve (p. 149). L'explication est donnée juste après : On a beau s’aimer de toutes nos forces, on poussera volontiers l’autre dans le vide si ça peut nous éviter d’y tomber.
Et pourtant il pourrait y avoir une vraie cohésion entre les potes : On est souvent agressifs entre nous, à s’insulter dans tous les sens, mais quand c’est sérieux on le reconnaît tout de suite (p. 95).
Ecrira-t-on semblablement dans dix ou vingt ans ? Le langage aura doute muté, enrichi de nouvelles expressions. Les piliers de bar des années 60 sont devenus des têtes d'ampoules et on les désignera autrement en 2040 mais je doute que se soit estompées les frontières entre des mondes différents qui vivent l'un à cote de l'autre sans se pénétrer. A ce titre David Lopez signe à trente ans un premier roman essentiel.
Fief de David Lopez, éditions du seuil, août 2017
Prix livre Inter 2018