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Bons baisers de Russie

Par Thibault Malfoy
Du temps du règne d’Ivan le Terrible, l’opritchnina était une milice secrète dévouée au tsar qui lui donnait tout pouvoir pour faire régner sa volonté. Personne n’était à l’abri ; les victimes de cette mafia assermentée se comptèrent par milliers. Le règne de l’opritchnina cessa à la mort du tsar, mais elle était alors déjà hors-la-loi, pour avoir refusé de défendre Moscou contre les envahisseurs mongols en 1571.

Dans son dernier roman, le postmoderne Vladimir Sorokine imagine la Russie de 2028, de nouveau dans le poing d’un régime féodal orthodoxe. Le nouveau tsar a ressuscité l’opritchnina et ses opritchniks propagent sa terreur dans tout le royaume. Ce roman raconte la journée ordinaire d’un des leurs, Andréï Danilovitch Komiaga : assassinats, viols, abus de pouvoir et orgies.

La journée est scandée par les rites religieux et les missions données par « Le Patron » de l’opritchnina. Par sa progression linéaire, la narration de ce livre ne diffère pas tellement de celle d’un jeu vidéo comme GTA.

Le narrateur est une brute qui s’exprime dans une langue à la fois rustre et inspirée, qui n’évite cependant pas tous les clichés. Emprunt d’un onirisme allégorique qui donne lieu à de beaux passages, le récit de sa journée dégage l’odeur méphitique de la folie institutionnalisée.

Vladimir Sorokine n’a pas peur de déraper dans le saugrenu et le grotesque par excès de provocation et d’inventivité en crue : c’est bien dommage, car il m’aurait ainsi évité de promener un regard incrédule tout au long de son roman. Au lieu d’asseoir la crédibilité de sa Russie de 2028 par un traitement hyperréaliste et une véritable réflexion prospective, il nous livre un décor en carton-pâte absolument kitch, dans lequel il fait jouer des marionnettes autour de son narrateur qui suit docilement le rythme du jeu. À aucun moment il ne fait preuve de libre arbitre. La structure cyclique de l’histoire (on suit le narrateur du lever au coucher) se double hélas d’un cercle, ni vicieux ni vertueux, qui est l’orbite sur laquelle évolue le narrateur : figure parfaite car fermée pour un personnage qui en fait n’évolue pas. On le laisse à la fin du livre comme il était au début : si l’on dressait un parallèle avec l’histoire de la Russie, il s’agirait d’une allégorie cruellement vraie.

L’absence dans ce roman de véritable enjeu, autre que celui de cette visite guidée de la Russie de demain, déporte justement notre intérêt sur l’anticipation sociale imaginée par Sorokine. Le jugement sera ici aussi sévère : entre le low-tech médiéval et le high-tech de l’hypercapitalisme chinois, entre l’autocratie orthodoxe et les dissidents matés, la projection dans l’avenir de la Russie est biaisée par cette représentation grossière et caricaturale qui prend en étau toute possibilité d’analyse politique, sociale et économique. D’ailleurs, le contexte géopolitique est à peine esquissé, et les événements qui ont amené à la renaissance de la Russie des tsars sont évoqués avec beaucoup d’avarice dans les détails. En guise de carte postale du futur, on n’a droit qu’à un photomontage en basse définition, avec un paysage constamment rejeté dans un flou qui n’a rien d’artistique.

L’idée de départ était séduisante. Hélas, un livre s’écrit avec des mots pris dans la matrice d’une pensée féconde.

  • Journée d'un opritchnik, de Vladimir Sorokine, L'Olivier, 20 €.

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