(Anthologie permanente) Sharon Olds, Odes

Par Florence Trocmé


Les éditions Le Corridor bleu publient Odes de Sharon Olds dans une traduction (de l’anglais, USA) de Guillaume Condello.
« Titulaire du prix Pulitzer, du National Book Critics Circle Award, et du prix T.S. Eliot, Sharon Olds est une des plus grandes voix de la poésie américaine contemporaine. Ses Odes, qui font le bilan de toute une vie de poétesse, de mère, d'amante, de citoyenne engagée, sont un des sommets de sa carrière - et c'est le premier de ses livres à être traduit en français. Elle y évoque la vie dans toutes ses dimensions, sans fausse pudeur mais avec une liberté et une maîtrise stylistique folles, pour célébrer, comme il se doit, la moindre des choses.
Le 26 juin Julia Lepère, Amandine Pudlo et Guillaume Condello seront sur scène, trois voix, trois corps, pour faire résonner celle de ces odes.
La soirée aura lieu le à 19h30, au Phono Museum, 53 boulevard de Rochechouart, à Paris.
Réservation à l'adresse : reservationsodesolds@gmail.com »
(Guillaume Condello)
Poezibao publie, en regard des extraits donnés ici, une note de lecture de Sébastien Dubois.

ODE AU SANG MENSTRUEL
Je ne sais pas si vous êtes vivantes ou mortes, riches
rations de mues ; tube de nourriture
pour vol spatial, abandonné ; abats — ce qui
s'évapore, fait à partir de rien près de là où l'on fait
l'amour. Tu offres une couverture au petit garçon,
à la petite fille, tu es mâle et femelle —
servant; magicien; mère; père;
dieu du possible — nous quittant, la plupart du temps
superflu, toi que notre ignorance
a méprisé. Les morceaux que tu emportes
nous effrayaient, protéines et monocytes,
glucides et macrophagocytes, atomes
de fer bivalent, autant que s'ils avaient été
des parties de nous. Ruisseau aux berges duquel
on somnole et s'embrasse, merci pour cet espoir de
survie dont tu es à l'affût comme
les premiers secours. Honneur à toi, qui coules
dans les canalisations, les stations d'épuration, les rivières,
jusqu'à la mer, puis t'en extrais pour t'élever jusqu'aux
nuages, et tombes en pluie sur ton peuple, vigoureux
élixir, manne transparente.
///
ODE À LA PENSÉE
J'ai presque l'impression de te voir,
flottant dans l'air - comme une espèce
à part entière. Je pensais que c'était moi
qui t'avais créée, quand j'étais dans ma chambre,
seule, avec mes ciseaux, mon scotch et mon papier -
alors que tu étais déjà là, faisant dieu sait quoi
pendant que je découpais, mes mâchoires bougeant au rythme
des lames. Parlais-tu avec tes mots ? Jouais-tu avec tes
alphabets ? Ou moins entravée encore, tout simplement,
balançais-tu tes protons et neutrons, tes électrons
dans tous les sens ? Je sais - tu étais quelque chose à mi-chemin
entre un courant électrique et une vague, dans la matière
grise et blanche du cerveau. Ô pensée, tu étais
en moi, mais on n'aurait pas dit,
je pensais à toi dans les marges d'un éblouissement,
planante. Toi, ma chérie, tu dépasses l'entendement,
tu entres et sors de nos têtes
à ta guise, et nous sommes innocents
de tout ce que tu dis - il n'y pas de sang sur tes mains,
chère pensée, alors que j'ai étranglé tellement
de tes semblables que les miennes
sont couvertes du tien - ça suffit, va,
vagabonde, emplis la pièce, sors
et parcours le monde, de-ci, de-là,
en-haut, en-bas, au cœur de la terre, je sais que tu
reviendras: vois comme mes yeux se troublent quand je dis que
Je ne suis pas folle.
///
ODE A LA BARBE NAISSANTE.  
Rumi l'a bien dit: le prix d'un baiser
c'est ta vie. Après mon divorce, j'ai compris
que ma passion pour les points, les dominos,
pour les ocelots et les coccinelles,
les étoffes brodées de pois — pour la barbe du papier,
les petites mouchetures — faisait partie intégrante de mon
amour pour les joues rasées, de mon adoration blasphématoire
pour la barbe naissante. Elle incarne des idées d'addition,
de racines carrées et de multiplication,
de coefficient, elle incarne la réalité
du désir, son équation :
peau rasée que multiplie la caresse, à la puissance
du feu du rasoir. Je n'aimais rien
autant que ces clous de fakir dans le lit de
la passion — la facilité avec laquelle ils poussent,
comme s'il était simple d'être un homme,
comme si c'était aussi magnifique, pour eux,
d'être cela, que pour nous, d'être pressées contre cela —
beauté d'être ce que l'on est, beauté
de ce que l'on n'est pas. Parfois, il posait sa
joue sur la mienne si lentement que les masculines
piques de fer, brillantes d'excitation,
plongeaient dans ma peau, comme si des passages
étaient prêts pour les y recevoir. Cette communication
directe entre la mâchoire
masculine et le genou féminin — ces aiguilles
qui changeaient les épines en eau — semblait imaginée
par des avocats de la reproduction
au plaidoyer devenu fou. Autrement
dit, je crois que les saints, agenouillés dans leur
grotte, brûlaient autant de revoir leur dieu que je
brûlais de revoir cette ombre de la barbe renaissante.
J'avais parfois du mal à croire
combien de temps je devais attendre, avec ce désir.
J'ai parfois regretté de ne pas être capable de flirter, mais j'ai
essayé, une fois, alors que j'étais une femme récemment
abandonnée, de sortir avec un homme qui n'était pas intéressé
par l'amour, j'ai cru mourir, mon cœur
c'est mon corps, le prix d'un baiser, c'est ta vie.
///
ODE DES VENTS
Quand les températures chutent, que le vent commence
à gémir, dans les spirales de l'air conditionné,
et que je me demande comment le vent choisit
ses notes, miaulant doucement
sur un mode mineur,
je réalise soudain
que les tuyaux de l'appareil sont formées
de telle sorte qu'elles produisent un ré bémol, qui monte en un
mi, fa, fa dièse, et qui
redescend, à mesure que la brise qu'il souffle rafraichit
et faiblit. La conque contient des notes,
des notes siluriennes, et les cornes du bélier,
le chofar, en contient aussi — les instruments
ont été faits à la ressemblance des grottes, avec des tunnels
éoliens, à travers lesquels parlaient les dieux,
comme à travers le didgeridoo avec sa longue
gorge de deuil et sa bouche en cire
d'abeille, ou à travers les cuivres.
Et pendant combien de siècles avons-nous
écouté la puissante plainte sexuelle
des chats, avant de prendre leurs intestins et d'en faire
des cordes, pendant combien d'époques nos
prédécesseurs primates ont-ils grogné, en
fabriquant la prochaine génération,
avant qu'un, ou une, homo sapiens,
regarde un, ou une, autre homo sapiens,
et son corps, comme une
forme produisant des mélodies, et se demande quelles
notes il pourrait
en tirer ?
Et les parents qui battent leurs enfants, est-ce
pour la sentir passer, la mélodie – pour entre, à nouveau
la musique qu’on jouait sur eux
au commencement, pour les siècles des siècles et sans amen.
Sharon Olds, Odes, traduit de l’anglais par Guillaume Condello, Le Corridor Bleu, 2020, 136 p., 15€
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