(Note de lecture) Sharon Olds, Odes, par Sébastien Dubois

Par Florence Trocmé


Sharon Olds est née en 1942 à San Francisco. C’est une auteure reconnue aux États-Unis ; elle a obtenu entre autres consécrations le prix Pulitzer pour la poésie en 2013. Les éditions du Corridor bleu la publient pour la première fois en français, dans une traduction de Guillaume Condello. Sa poésie relève (ou pas, ou paradoxalement, j’y reviens) d’un genre bien ancré dans les eaux poétiques nord-américaines, la « confessional poetry » - qu’on rend en français plutôt par « lyrisme de l’ordinaire » ou « lyrisme du quotidien ». Les poèmes d’Olds sont narratifs ; à première vue, elle raconte sa vie. Certains critiques américains l’ont d’ailleurs accusée de narcissisme, ou d’exhibitionnisme. C’est que la poésie d’Olds déborde ce fleuve parfois trop tranquille du « lyrisme de l’ordinaire » - on pense au VIL (vers international libre) brocardé par Jacques Roubaud. Ces accusations manquent leur cible, ou dévoilent des motifs moins glorieux que l’appétit pour la métaphysique, pour au moins – à mon sens – deux raisons. La première est évidente – on la voit comme le nez au milieu de la figure, je crois qu’Olds aimerait l’expression : elle parle de sexe, de menstruation, écrit une Ode au pénis ou au vagin, au préservatif, elle parle de la vie quotidienne des femmes, elle en parle dans des termes souvent crus. Mais pas pour autant provoquants ; la poésie d’Olds ne cherche pas la transgression, à la façon d’un Bernard Noël avec le Château de Cène, de Sade. Olds va bien contre le puritanisme américain, pour lequel on ne parle pas du corps, de la saleté de ce foutu corps. Mais elle va plus loin : le parti pris biologique d’Olds est une sorte de théologie, ou d’anti-théologie pour mieux dire : contre la métaphysique, la théologie, il y a le corps. Celui auquel nous faisons face (avec, contre, c’est selon) tous les jours ; et c’est en ce sens que sa poésie est profondément biologique. Olds n’emballe ses récits du corps dans aucun joli petit paquet métaphysique ou romantique, sans non plus une philosophie de l’absurde. Pas de rictus, une attention. Ce discours heurte bien sûr le fonds culturel américain autant que la tradition poétique, et déjà comme Pound ou Williams la supposée contradiction entre l’ordinaire trop ordinaire (la menstruation) et le ciel poétique. Il n’y a pas volonté expressive de choquer le lecteur (elle n’en rajoute pas, elle dit simplement), pas plus qu’elle ne veut susciter le désir ; c’est le sexe ordinaire, quotidien, mais dans ses détails et surtout l’attention à l’autre. En ce sens, elle pousse à bout la logique de la poésie « confessionnelle », elle la dénude si je puis dire, un peu comme Duchamp tirait sur la corde du ready-made en choisissant un urinoir plutôt qu’une chaise. Elle-même le dit très explicitement, dans une ironie douce, attentionnée plus que cruelle :
Mon compagnon dit que ce que j’écris
sur les femmes ne concerne que moi – « Tu as
soixante et quelques balais » s’exclame-t-il « et tu
écris encore sur la première fois où tu as baisé ! »
Mais ce n’est pas que mon hymen
certains parlent bien de Beauté et de Vérité
La provocation n’est pas donc dans l’objet, mais dans le traitement, et à rebours. On comprend alors le choix d’une forme très ancienne, canonique, que là encore elle écartèle sans entendre la casser ni la déconstruire, l’ode. Écrire une ode au préservatif ou à la fellation ne s’arrête pas au scandale, à l’écart entre un genre noble et un sujet trivial ; l’ode antique célèbre, un genre solennel, et ce qu’Olds grave de solennité dans la pierre de ses odes me semble l’attention à l’autre, le lien intime. D’où l’autre thème dominant le recueil, la famille, qui est là où la vie se perpétue, le terreau dans lequel la racine pousse. Olds raconte sans fard comment sa mère la battait, l’absence de son père dans cette violence ; mais là encore elle détourne l’imagerie ordinaire de cette histoire ordinaire, de cette saleté, car elle a le talent de la métaphore. Elle déplie comme on déplie un journal toute l’ambivalence de cette relation à la mère, dans la métaphore :
Et je suis heureuse que – dans les prières, les pleurs,
dans la sidération – ses enfants l’aient laissée partir, comme
son duvet gris, sur la froide
houle aux formes rebondies
Et je dis journal parce qu’Olds interroge la mémoire. Or la mémoire, c’est bien l’autre dans les poèmes d’Olds, ou la relation à l’autre ; les poèmes d’Olds sont adressés, ils parlent à quelqu’un, loin de la « confession » où le sujet lyrique ne parlerait finalement qu’à lui-même. Sa poésie m’a fait penser à la célèbre formule de Wittgenstein : « si un lion pouvait parler, on ne le comprendrait pas ». C’est à nous qu’Olds parle, à ce que nous avons de commun ; la traduction de Guillaume Condello rend très bien ce rythme comme de conversation, une sorte d’ode à la conversation.
Sébastien Dubois

Sharon Olds, Odes, traduit de l’anglais par Guillaume Condello, Le Corridor Bleu, 2020, 136 p., 15€