Les nouvelles technologies peuvent-elles jouer rôle dans le processus de design de nos territoires et bâtiments ? Sans aucun doute. De quelle manière ? Il est plus difficile de répondre ! Les outils numériques utilisés par les designers, architectes, paysagistes et bureaux d’études techniques pour concevoir nos lieux de vie sont assistés par ordinateur, mais le plus souvent, le dessin reste entièrement imaginé et construit par les êtres humains derrière l’écran.
Le design génératif, ou generative design, propose une autre voie, dans laquelle les outils numériques participent pleinement au design, générant des formes à partir de paramètres et contraintes réglés par l’utilisateur. Il s’agit d’une méthodologie radicalement différente du design classique. Au lieu d’imaginer et de dessiner un projet, le concepteur décrit les attendus de manière codée au logiciel, qui « génère » un projet répondant le mieux possible aux attendus énoncés. Et dans le secteur du BTP, de l’urbain et de l’immobilier, cela peut s’appliquer à la conception de la forme générale d’un bâtiment selon des paramètres naturels (vent, soleil…) aussi bien qu’à la conception d’un détail selon des paramètres structurels (poutre, ferraillage…) ou même acoustiques (forme du plafond d’une salle de concert…), tout comme la conception d’espaces publics, de quartiers, voire de projets de territoires.
Pourquoi adopter cette nouvelle méthode ?
Cela amène une opportunité : fournir des résultats beaucoup plus fins, systémiques et optimisés qu’un design de main humaine. Si l’on maîtrise les outils, le design génératif peut également économiser du temps sur la conception, car l’ordinateur peut produire et comparer diverses alternatives bien plus vite qu’un designer humain, et ainsi aboutir du premier coup au « meilleur résultat possible ».
Le risque ? Si l’on ne décrit pas bien les paramètres, ou si l’on en oublie certains, le projet ne correspondra pas aux attentes et risque de délivrer des résultats décevants, inadaptés, voire… Absurdes. N’oublions pas que les intelligences artificielles restent meilleures pour calculer et optimiser les solutions à un problème chiffrable que pour comprendre le sens de ces problèmes !
Le rôle du designer évolue donc : plutôt que d’imaginer une réponse, il doit désormais imaginer la question la plus précise possible, et la transcrire dans le langage du logiciel.
Vers un immobilier… Ultra-optimisé ?
L’architecture paramétrique, ou computative, est l’un des champs d’application possibles du design génératif aux bâtiments, avec la conception technique et le génie civil. Pour Phil Bernstein, professeur d’architecture à l’université de Yale et membre d’Autodesk, la conception générative est même le levier permettant d’améliorer sensiblement la productivité des activités d’architecture et d’ingénierie dans la conception d’ouvrages.
L’entreprise américaine fournit un exemple intéressant d’application dans la conception d’espaces de travail : elle a en effet poussé très loin le design génératif de ses bureaux de Tokyo. En entrant comme donnée de départ le plan de son plateau vide ainsi que le programme (nombre de personnes, types d’espaces), le logiciel a généré des milliers de configurations d’aménagement différentes possibles. Ces différentes options ont toutes été évaluées selon 6 objectifs mesurables fixés au départ : la lumière naturelle, les vues sur l’extérieur, le bruit et les distractions visuelles, les préférences de placement et distances à parcourir par chacun, l’ambiance de travail souhaitée pour les différents collaborateurs, la proximité des collègues ayant le plus d’interactions. Cela a permis de choisir le « meilleur » des aménagements possibles, tout du moins suivant les critères définis.
Evidemment, l’entreprise américaine propose elle-même a ses clients des logiciels qui offrent des solutions de generative design, qui sont toutefois moins utilisés que ceux de leurs concurrents, comme Generative Component de Bentley Architecture, Processing+Rhino ou Grasshopper 3D de McNeel.
Du design génératif de bâtiments… à l’architecture paramétrique
Mais au-delà des fournisseurs de solutions, le design génératif de bâtiments est également promu par d’autres, pour ses qualités artistiques. L’architecture paramétrique, ou computative, est l’un des champs d’application possibles du design génératif aux bâtiments, avec la conception technique et le génie civil. Ainsi, Frédéric Migayrou, conservateur au MNAM du Centre Pompidou, soutient que l’architecture générative permet d’imiter les formes complexes du vivant grâce à son écriture « entièrement mathématique qui crée une nouvelle relation entre mathématique, forme et matière ». Certains soutiennent aussi qu’en créant d' »heureux accidents », on produit des résultats d’une grande créativité.
L’architecture paramétrique peut donc se tourner vers les différentes formes d’art génératif, puisant son inspiration dans les productions visuelles génératives d’Antoine Schmitt, Casey Reas, Miguel Chevalier, Julie Morel ou encore Michel Bret, ou dans les expérimentations graphiques génératives de John Maeda, Manfred Mohr, Alain Lioret ou Francis Le Guen. L’art génératif va parfois au-delà de l’aspect virtuel, puisque certains produisent de la musique paramétrique : on peut citer par exemple David Cope, René-Louis Baron ou Fabien Lévy. Mais pour sa part, la pratique concrète de l’architecture paramétrique peine encore à émerger au-delà des expérimentations d’étudiants.
L’agence de l’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid (décédée en 2016) fut l’une des pionnières du design génératif en architecture. Avant même de remporter le prestigieux Pritzker Prize, elle développa avec son associé Patrick Schumacher ses propres outils numériques pour rendre malléables les formes de ses projets en ajustant divers paramètres. Cela apporta une grande originalité aux formes audacieuses de ses bâtiments, et propose une autre utilisation du paramétrisme, plus tournée vers l’expérimentation formelle créative que vers le choix de la rationnalité fonctionnelle.
Vers un design urbain et paysager… Génératif ?
Au-delà du simple design de leurs bâtiments, l’agence Zaha Hadid Architects proposa également d’utiliser le design génératif pour dessiner des projets de quartiers, comme le Masterplan du quartier Kartal Pendik à Istanbul. La méthode adoptée consiste à poser une grille urbaine constituée de rues et d’îlots identiques sur l’ensemble du site, puis à déformer cette grille pour l’adapter au tracés pré-existants : ligne côtière, routes, topographie… Cela génère une trame viaire aux formes étrangement étirées, sur laquelle l’architecte applique un modèle de bâtiments dont la hauteur et la forme s’adapte systématiquement à l’espace disponible sur chaque îlot. L’ensemble produit donc un résultat intéressant sur le plan formel, qui reste critiquable car tout à fait déconnecté du contexte culturel et des formes urbaines locales.
Sidewalk Labs, filiale d’Alphabet (maison-mère de Google) dédiée à l’aménagement urbain et immobilier, développe pour sa part un outil de design génératif voué à ses projets. Leur argument principal est que la grande complexité urbaine implique qu’un bon projet d’aménagement nécessite de prendre en compte un nombre très élevé de facteurs, impossible à traiter par un groupe humain. Cette approche s’inscrit donc logiquement dans la vision tech-optimiste de la Silicon Valley, où le traitement de big data apporte des solutions à tous les problèmes. L’outil de generative design proposé a deux principales fonctionnalités : l’une consiste à générer « des millions » de versions alternatives d’un projet à travers « le machine learning et design computationnel », puis évalue chacun de ces scenarii selon de nombreux critères : par exemple, l’apport en lumière naturelle dans les bâtiments où les embouteillages générés. Bien que le premier projet de Sidewalk Labs à Toronto n’ait pas abouti, il est probable que cette approche reste convaincante pour un nombre croissant d’acteurs.
Certains paysagistes enfin, comme Joseph Claghorn, tentent de transcrire cette méthodologie à l’architecture de paysage. Cette pratique balbutiante propose d’utiliser les données topographiques comme base pour générer un projet de territoire, ou au contraire d’utiliser comme base des données techniques pour générer une topographie artificielle. Ces explorations pourraient-elles nous conduire dans le futur à imaginer un aménagement territorial plus économe en espace agricole, plus favorable à la biodiversité et utilisant moins de ressources naturelles ?