Manhattan, Canal Street
" C'étaient toutes sortes de sorties, presque toujours à tous les deux, de temps en temps avec des amis d'Amy, des films étrangers au Thalia au coin de Broadway et de la 95e Rue, Godard, Kurosawa, Fellini, des visites au Met, au Frick, au musée d'Art moderne, Beckett, Pinter et Ionesco dans de petits théâtres du Village, tout était si proche et si facile d'accès, et Amy savait toujours où aller et quoi faire, la princesse guerrière de Manhattan lui apprenait à trouver son chemin dans sa ville, qui était rapidement devenue la sienne à lui aussi. Et pourtant, malgré tout ce qu'ils faisaient et ce qu'ils voyaient, les meilleurs moments de ces samedis, c'était d'être assis dans un café et de discuter, les premiers épisodes de ce dialogue continu qui allait durer des années, des conversations qui se transformaient parfois en querelles farouches quand ils étaient d'avis différents sur le film bon ou mauvais qu'ils venaient de voir, sur l'opinion politique juste ou fausse que l'un d'eux venait d'exprimer, et cela ne dérangeait pas Ferguson de se disputer avec elle car il ne s'intéressait absolument pas aux filles mollassonnes et boudeuses, faciles à désarçonner, qui ne recherchaient que ce quelles imaginaient être les conventions de l'amour, non c'était ici du véritable amour, complexe et profond, assez souple pour permettre des désaccords passionnés, et comment aurait-il pu ne pas aimer cette fille, avec son regard inquisiteur implacable, son rire retentissant, cette Amy Scneiderman si tendue et si intrépide qui allait devenir un jour correspondante de guerre ou révolutionnaire ou médecin des pauvres. Elle avait seize ans, bientôt dis-sept. Le tableau blanc n'était plus complètement vide mais elle était assez jeune pour savoir qu'elle pouvait encore effacer les mots qu'elle y avait écrits, les effacer et repartir à zéro si l'envie lui en prenait..."
Paul Auster : extrait de "4321" Éditions Actes Sud, 2018 Du même auteur, dans Le Lecturamak :