Les recommandations des autorités en matière de respect scrupuleux des « gestes barrières » pourraient bien dégénérer en troubles obsessionnels compulsifs. À moins qu’à l’occasion de cette crise sanitaire, nous ayons développé une attention plus aiguë à ce qui échappe à notre regard.
Paru dans Philosophie Magazine N°140, juillet 2020
Je devais prononcer une conférence devant un parterre de psys. Le lieu était joli, une église dans le sud de la France. En attendant mon tour de parler, j’avais pris place dans le public. Mon attention fut attirée par le manège de ma voisine, une dame âgée, très digne avec son col blanc boutonné. Elle se tenait à un peu plus d’un mètre de moi, tout comme de son voisin de gauche, et, de son mouchoir, elle essuyait le banc avant d’y poser la main. À la pause, elle m’a apostrophé : « Vous ne m’avez pas pris pour une folle, tout de même ! Je suis réaliste, c’est tout ! On ne peut pas savoir si l’homme qui m’a précédée sur ce banc ne s’était pas masturbé… Pour peu que cet homme ait posé sa main maculée sur le banc… Vous avez tôt fait d’attraper des animalcules. »
Pour moi, à l’époque, il n’y avait pas de doute : cette femme souffrait de troubles obsessionnels compulsifs, TOC en abrégé.
Cette scène s’est déroulée des années avant l’épidémie du Covid-19, en un temps où il n’était pas normal d’être obsédé par les êtres microscopiques.
La principale obsession constituant le syndrome du TOC est la peur d’être contaminé. Les objets inspirant la terreur sont ceux touchés par le plus grand nombre : les poignées de porte, les barres du métro, les sièges de l’autobus, les lunettes de WC. Il en résulte une phobie du toucher (nom savant : haptophobie, du grec hapto, « toucher », et phobos, « la peur »). L’actrice américaine Cameron Diaz en souffrirait, se condamnant à ouvrir les portes avec son coude afin de ne pas entrer en contact avec les poignées. Elle aurait même avoué à ABC News avoir tellement astiqué les poignées des portes de sa maison de Los Angeles que la peinture en aurait disparu.
Lorsqu’on est atteint de telles « phobies », on fait main basse sur les lingettes bactéricides, on se frictionne de gel hydroalcoolique, on use plusieurs savons par semaine et on ne lésine pas sur le désinfectant. Car on est engagé dans une lutte sans merci contre des ennemis invisibles – microbes, bactéries ou virus –, et cela jusqu’à se déchirer la peau…
Le TOC est un trouble grave figurant dans le DSM (DSM-5. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ; trad. fr. Elsevier-Masson, 2015), le livre référence de la psychiatrie au niveau international. Il a tendance à se répandre jusqu’à occuper tout l’univers mental de la personne qui en est atteinte. Il peut même provoquer une altération grave de ses relations sociales, la conduisant à l’enfermement… Difficile de déterminer la cause d’un TOC. À cet égard, plusieurs facteurs sont soupçonnés : biologique, individuel, environnemental…
Aurait-on oublié d’indiquer que cette maladie pouvait aussi être induite par une distillation quotidienne de conseils de prévention, comme ceux qui nous sont délivrés depuis le déclenchement de l’épidémie de Covid-19 : se tenir à distance, ne pas se serrer la main, éviter de toucher objets ou personnes, se laver les mains toutes les heures… En un mot : les autorités sanitaires nous auraient-elles collé des TOC ?
Tobie NathanOu bien auraient-elles au contraire affûté notre regard, nous rendant attentifs à un nouvel être qui fait irruption ? Cet être qui s’intéresse fortement à nous s’appelle « Sars-CoV-2 » et, comme le font souvent les invisibles, il tente de nous soumettre par la maladie. Mais celui-ci est puissant ! Battus, les diables, démons et autres djinns… Nous n’aurons jamais été aussi attentifs, et à une si grande échelle, à l’existence d’un invisible.