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Exposition “Animal à fenêtre” Io Burgard – Les Capucins Embrun

Publié le 19 juin 2020 par Philippe Cadu

Du 27 juin au 30 août 2020 - Ouverture de l'expo­si­tion, en pré­sence de l'artiste
Samedi 27 juin de 16h à 19h

Il y a quel­ques années, je visi­tais un appar­te­ment accom­pa­gnée d'un ami, nous fûmes alors happés par la vue superbe qu'offraient les larges fenê­tres du salon. Contemplant le spec­ta­cle qui se jouait face à nous, il me fit alors remar­quer, avec ce ton défi­ni­tif dont il est cou­tu­mier, qu'on devrait tou­jours choi­sir sa maison pour ses fenê­tres. Mais que don­naient-elles à voir de dif­fé­rent de ce que vous pou­vions obser­ver de dehors ? Concrètement rien ne plus, mais là, nous dis­po­se­rions d'un cadre et d'un temps qui nous don­naient l'impres­sion d'être aux pre­miè­res loges, qu'ici, à l'abri, nous pou­vions saisir quel­que chose du monde. Le ciel, les oiseaux, les rochers, les végé­taux, et tout ce qui les fait tenir ensem­ble, à ce moment-là, n'étaient que pour nous, à ce moment-là, étaient bien plus que ce que nous pou­vions connaî­tre.

Alors que nous lisions, Io Burgard et moi, l'ouvrage Fenêtre [1] de Gérard Wajcman dont nous avons tiré le titre de l'expo­si­tion, nous étions loin d'ima­gi­ner que nous allions bien­tôt entrer dans une période de confi­ne­ment et que nous entre­tien­drions une rela­tion nou­velle à la fenê­tre, sou­dai­ne­ment deve­nue une épaule amie, nous liant au monde. Nous y allons res­pi­rer un autre air et cher­cher le souf­fle vital du dehors.

Du jour au len­de­main, notre monde s'est réduit à peu de choses - son chez soi et la rumeur perçue de l'exté­rieur. Entre les deux, la fenê­tre, à la fois fron­tière et pas­sage. Dans son livre, Gérard Wajcman sup­pose que cet élément archi­tec­tu­ral, en nous extra­yant du monde, en nous iso­lant, nous permet de le penser. Nous serions en cela des " ani­maux à fenê­tre ", davan­tage qu'oiseaux sans plumes, car nous joui­rions ainsi de regar­der.

Et pour voir, il faut mettre son sujet à dis­tance, le situer dans un envi­ron­ne­ment propre. La fenê­tre nous dis­tin­gue et pré­pare ainsi les condi­tions d'une ren­contre. Dans Mille pla­teaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent que " le ter­ri­toire, c'est d'abord la dis­tance cri­ti­que entre deux êtres de même espèce : mar­quer ses dis­tan­ces. Ce qui est mien, c'est d'abord ma dis­tance, je ne pos­sède que des dis­tan­ces [2] ". La fenê­tre nous rend cons­cients de la dis­tance qui nous sépare des autres. Elle nous permet d'appro­cher la lisière des mondes, pro­té­gés d'une seconde peau. C'est là que se joue la créa­tion, à la péri­phé­rie, à l'hori­zon de l'autre, de ce qui advient tou­jours, ce qui est en deve­nir.

Aller à la fenê­tre, c'est ren­contrer le monde mais aussi s'ouvrir à son pou­voir de trans­for­ma­tion. Les seuils sont hantés par les per­son­na­ges qui aspi­rent à de nou­veaux habits. Dès nos pre­miers échanges, Io m'a évoqué la figure de Saint-Christophe, fruit de l'agré­ga­tion de légen­des orien­ta­les et occi­den­ta­les, connu comme le Patron des voya­geurs. Il dédia une grande partie de son exis­tence à accom­pa­gner la tra­ver­sée du fleuve tumul­tueux.

Après avoir fait passer l'Enfant Jésus, en le por­tant sur ses épaules, lui, qui jusqu'au XIIème siècle fut repré­senté avec une tête de chien, retrouva une appa­rence humaine, celle d'un vieil homme robuste. Cette méta­mor­phose - au même titre que la flo­rai­son rela­tée quel­ques siè­cles plus tard de son bâton après sa ren­contre avec l'enfant - marqua sa conver­sion. Il l'avait pré­pa­rée, patiem­ment, en ne ces­sant d'être en mou­ve­ment, sans pour autant aller au-delà des rives. La péri­phé­rie était deve­nue son centre, le pas­sage son seul chemin.

Pour sa carte blan­che aux Capucins, Io Burgard a donné corps à ces his­toi­res de méta­mor­phose, ces expé­rien­ces du regard, à la lisière des mondes connus et inconnus. À l'endroit où les mythes ne ces­sent de se réin­ven­ter en pas­sant entre les mains de mes­sa­gers, qui ne sont jamais de sim­ples por­teurs, mais bien des tra­duc­teurs.

Io est l'une des leurs. L'his­toire qu'elle inter­prète est tou­jours iden­ti­que, elle l'a façonne dif­fé­rem­ment à mesure de ses allers-retours. C'est le récit d'une quête à jamais irré­so­lue, celle-là même qui pousse les pro­ta­go­nis­tes du Motif dans le tapis, la nou­velle d'Henry James, à tenter de percer le secret d'un roman, de com­pren­dre ce qui le ferait tenir, sa force inté­rieure. La quête ne s'achève cepen­dant jamais car elle cons­ti­tue le secret lui-même.

Pour tra­duire cette recher­che infi­nie, ce mou­ve­ment ins­tinc­tif qui nous incite à véri­fier tous les jours à la fenê­tre si nous sommes bien liés au monde, Io trace des lignes comme autant de per­ches, ponts ou riviè­res. Elle ne connaît ni les plai­nes, ni les mers, trop vastes, trop calmes. Les sujets doi­vent se voir pour lais­ser active la pos­si­bi­lité d'ima­gi­ner les che­mins qui les condui­sent les uns aux autres, qui les mène­raient à percer le secret.

Pour l'espace du centre d'art, Io a ainsi ima­giné un dédale com­posé de larges toiles de jute pein­tes, les­tées depuis le pla­fond et per­cées de portes et fenê­tres. Entre, des sculp­tu­res en plâtre, résine et métal, ponc­tuent le par­cours, telles des mes­sa­gè­res invi­tant à passer de l'autre côté. Ces figu­res aux mem­bres désar­ti­cu­lés sem­blent sus­pen­dues dans une muta­tion incer­taine.

On reconnaît ça et là un torse nais­sant, le galbe d'une cuisse, le frag­ment d'un bras. Elles sont un deve­nir de corps, à l'image des motifs peints sur les toiles qui les enca­drent et qui repro­dui­sent le trait irré­solu de l'esquisse. Des formes mini­ma­les, cour­bes, déli­ca­tes, légè­res qui affleu­rent à la sur­face de la matière rugueuse, sou­vent de l'enduit et par­fois du plâtre, recou­vrant la toile. Que Io Burgard sculpte ou peigne, elle ne se dépar­tit pas de cette base râpeuse, un peu sale. La nais­sance ne se fait pas sans mal, même pour des fan­tô­mes. Ils errent à l'orée des bois, cachés der­rière leur fenê­tre. Le monde est à côté, ils sont ici.

Solenn Morel

[1] Gérard Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l'intime, Éditions Verdier, 2004.
[2] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 393.

Centre d'art contemporain Les Capucins, Espace Delaroche, 05200 Embrun. Tél. : 04.92.44.30.87. Ouvert du mer­credi au diman­che de 16h à 19h

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