Pascale Petit pratique différents genres (théâtre, roman, nouvelle, récit, chanson, conte, livre pour enfants, poésie) et aime parfois les mélanger. Une nouvelle preuve en est donnée avec cet ouvrage où elle utilise des éléments propres au conte pour en tirer l’autobiographie d’une princesse au bois dormant qui, peu à peu, tourne à celle de tout le monde, pour reprendre les mots de Gertrude Stein[1], auteure dont l’influence est ici sensible.
Au croisement de Blanche-Neige (mais aussi de Jane – celle de Tarzan, Juliette – celle de Roméo, et Pénélope) et de l’Ida steinienne[2], « l’héroïne qui dort » rêve forcément de ce « prince qui viendra » et dont elle espère l’Amour : « Je voudrais que ce soit savant : nos conversations. / Je voudrais que ce soit assoiffé : nos nuits. / Je voudrais que ce soit émouvant : nos mains. » Cela dit, contrairement à la situation classique du conte, cette attente recèle une part non négligeable d’inquiétude, la dormeuse se sentant « prisonnière » d’une structure labyrinthique, d’une série d’emboîtements où la strate correspondant à sa position est difficilement repérable[3] : « Je rêvais jusqu’à ce que je comprenne que j’étais le rêve de mon rêve. » Même les conventions du genre initial lui échappent : « Que dois-je comprendre quand tu me dis que sur quatre cents roses, tu en as sauvé sept ? Ou qu’un diamant ne peut être brisé que par un autre diamant ? Que le service est rapide ? L’horizon, plat ? » De plus, avec celui (ou celle ? car son identité sexuelle reste incertaine) qu’elle attend, rien ne garantit un happy end : « J’ai envie d’une ombre, j’attends une ombre depuis un siècle, et plus tard, je penserai à autre chose. » et l’idylle programmée devient redoutée : « Être seul s’apprend à deux. », d’autant plus que les intentions du prétendant officiel demeurent finalement inconnues : « Je ne sais pas encore si tu as été envoyé sur Terre pour ma destruction ou pour m’accuser de ta destruction. » Le roman policier n’est d’ailleurs pas très loin : « Le plan horizontal n’est qu’une échappatoire, nous le savons tous les deux. / On parle « d’emplacement du corps » seulement dans certaines circonstances. / On se sent proche de lui quand on voit où aurait pu être l’impact de la balle. »[4]
Certes, l’héroïne sait parfaitement ce qu’elle est censée faire (« Il faut que je dorme : c’est dans mon contrat. ») et une part d’elle-même consent à cette marge de manœuvre limitée : « J’aime qu’on me dicte directement ou indirectement certaines actions ou certaines attitudes. Rien ni personne ne se prêterait mieux à l’exercice. Je peux regarder sans rien dire. Je peux bouger les yeux. Je peux bouger toute la tête. Je suis capable de comprendre et d’exécuter des ordres simples. » Cependant, au fil du livre, elle se met « à ressentir des sentiments personnels et paradoxaux » et cette crise d’identité l’incite à exiger un rôle plus actif : « Les détails comptent, je veux bien bouger pour bouger, je veux bien penser pour penser, mais je veux aussi voir le ou les manipulateurs, quelquefois le visage. », y compris dans ses attentes amoureuses : « Aime-moi trop pour vouloir me changer. » Ces revendications qu’on pourrait qualifier de féministes la conduisent à modifier le scénario prévu, à l’image de ces « petites filles modèle [qui] jettent des peaux de banane pour faire chuter les demoiselles d’honneur. »
Au-delà d’un simple détournement des codes du conte traditionnel, une telle évolution provoque un double changement de statut : d’une part, l’héroïne, en voulant avoir ses mots à dire dans l’histoire en cours, acquiert des traits caractéristiques de l’auteure, notamment ceux relevant de l’autotélisme (« J’écris pour quelqu’un »; » Ce que je cherche à comprendre de la réalité prend la forme d’emprunts volontaires soigneusement prélevés et étudiés jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus contenir aucun récit. »), d’autre part, celui à qui elle s’adresse en vient à occuper symétriquement la place du lecteur, à la fois centrale (« Regarde, je ne suis pas là, car le vrai héros, c’est toi. Celui qui commande tous les passages. ») et soumise aux règles du jeu de piste que constitue le livre : « Cherche la difficulté, un indice discret. J’en ai laissé. » ; « Personne n’ignore que les mots et les flèches sont magiques. » De ce fait, la symbolique habituelle du conte est remplacée par l’énigme issue de l’écart inévitable entre la langue et ce qu’elle tente de nommer : « Que les mots ne correspondent plus, j’en ai fait le programme de mon existence. »
Cette lucidité n’empêche pas Pascale Petit de relever le défi à sa manière, c’est-à-dire en jouant avec cette inadéquation foncière entre les mots et les choses : « L’audace est de ne rien changer, de prendre acte de la neutralité, de dissimuler ses moyens, de défendre l’unité d’action. » Pour cela, l’auteure propose une suite de textes généralement brefs (occupant d’une ligne à deux pages) et de types variés : lettre, description, monologue, liste, etc. Chacun d’eux porte un titre et certains ont le même, l’ensemble du livre étant marqué par les répétitions dont le summum est atteint à la page 51 où figure uniquement neuf fois une phrase identique, comme si la machine s’était enrayée. Ces multiples reprises rappellent ce que Bernard Vouilloux écrivait à propos du ressassement dont la double origine résiderait, selon lui, dans « l’impossibilité pour le sujet ou bien de s’approprier soi-même, à travers les objets qui l’obsèdent, ou bien de s’approprier l’autre, à travers le texte qui résiste. »[5] Ils évoquent également l’écriture de Gertrude Stein, ainsi que le présent éternel de la majorité des verbes conjugués et la relative simplicité lexicale et syntaxique qui n’est pourtant qu’apparente : « Je te le dis avec une fausse concision empreinte de charme. » Les phrases, courtes pour la plupart, où apparaissent régulièrement d’autres langues que le français et des références éclectiques, souvent sous la forme de citations retouchées (d’Héraclite à Saint-Exupéry, en passant par Reverdy, Benjamin et Proust mais aussi la chanteuse Björk ou le physicien Tcherenkov), tournent fréquemment à l’aphorisme, à des « sortes d’évidence » qui, à force de tirer sur la corde tautologique, frisent l’absurde : «Parfois, les gens voient les choses de la même couleur et parfois non. Parfois, ils désignent une impression avec un même mot et parfois, non. » ; « Ce qui est proche à une certaine distance est éloigné. » Le sentiment dominant qui en résulte, c’est celui d’une ambivalence fondamentale (« Je penche encore des deux côtés. Face cachée, les cartes ne sont ni favorables ni défavorables. ») où l’on oscille entre humour et gravité : « Regarde. Tu ne trouves pas que j’ai une façon toute élisabéthaine de supporter à l’avance la mélancolie ? »
En attendant que le sujet supposé charmant parvienne enfin à destination, les doutes paraissent donc aussi existentiels et littéraires qu’amoureux et, face à cette mécanique minutieusement détraquée (« La machine à essayer de te dire quelque chose, mais quoi ? »), c’est désormais à toi, lecteur ou lectrice, de faire preuve d’audace car « méfie-toi de l’héroïne qui dort. »
Bruno Fern
Pascale Petit, L’audace, éditions NOUS, collection disparate, mai 2020, 112 pages, 14 €
[1] Autobiographie de tout le monde, Le Seuil, 1978.
[2] Ida, Le Seuil, 1978.
[3] Décalages que l’on trouvait également dans Le parfum du jour est fraise, éditions de l’Attente, 2015.
[4] Pascale Petit mêlait déjà polar et histoire d’amour dans L’équation du nénuphar, éditions Louise Bottu, 2015.
[5] revue Po&sie, n°93, 2000.