Lettre à marianne berenhaut

Par Artbruxelles

Chère Marianne Berenhaut, 

Je vous écris tout d’abord car je ne comprends pas. Je ne comprends pas que les musées et autres institutions soient passés à côté de votre travail. Vous avez eu de belles expositions certes, au Musée Juif de Bruxelles, au Grand Hornu et aujourd’hui chez Island à Bruxelles grâce à sa directrice Emmanuelle Indekeu.

Quand cette dernière m’écrit à propos de votre exposition en cours, Bits and Pieces, je sens son désir de vous faire connaître, car vous n’avez pas ( encore !) eu la reconnaissance tant attendue après plus de quarante-cinq ans de création. Emmanuelle vous décrit comme “une artiste belge formidable et totalement sous-estimée“. Elle finit en disant qu’elle est persuadée que je vais aimer votre travail. 

Je ne vous connais pas, je me rends chez Island comme une automate aveugle. Bien que “Bits and Pieces“ se compose de cinq pièces qu’Emmanuelle qualifie ( vous serez d’accord avec elle je pense)  de “ légères, ludiques,  joyeuses, colorées“, je devine à travers elles l’existence d’un monde souterrain et traumatique, et ce, bien avant qu’elle ne me dévoile votre histoire intime et votre parcours artistique. Je suis devant ces petites choses se voulant gaies, et je suis déjà saisie, touchée par votre univers.

Les traumas

Alors voilà, vous êtes née en 1934, vous perdez vos parents et l’un de vos frères durant la Shoah, vous et votre frère jumeau êtes séparés dans des familles différentes, vous n’avez aucun souvenir de votre enfance, c’est un grand trou noir. Vous tombez amoureuse de Jacques, vous vous mariez et devenez maman de deux garçons. Parallèlement à votre métier d’infirmière, vous suivez des cours de sculpture à l’Académie du Midi. Vous commencez à créer des sculptures composées de fers à bétons et de plâtre. A l’âge de trente-cinq ans, en 1969, vous tombez à travers une verrière, la colonne vertébrale est gravement touchée. Vous ne pourrez pas bouger pendant une année.

Depuis votre enfance vous avez vécu les pires traumatismes ; l’horreur innommable de la Shoah emportant sur son passage les êtres les plus chers au monde; la violence de la séparation de votre jumeau et cet accident qui aurait pu vous coûter la vie ou vous faire sombrer dans la dépression. Et pourtant ! Vous vous relevez, vous continuez, vous recommencer à créer à vivre pleinement en portant ses bagages invisibles plus lourds que tous vos matériaux réunis. Je suis sidérée par votre résilience.

Les Poupées Poubelles

Venons-en à votre pratique artistique. Je découvre au côté d’Emmanuelle vos œuvres les plus marquantes  depuis les années septante dans ce livre intitulé “ Marianne Berenhaut, Conversation avec Nadine Plateau“ publié en 2018 aux Éditions Tandem. Une pure merveille. On y entend votre franc-parler, votre tempérament bien trempé mais aussi votre espièglerie, votre humour, votre bienveillance et une nonchalance fataliste. Ne pouvant plus porter de choses lourdes, vous commencez en 1971 à travailler le mou -à cause de votre “ dos en compote“* – et vous créez cette série-ovni “Poupées Poubelles“ ( vos titres sont extraordinaires). Il s’agit de collants que vous bourrez de pommes de terres, de passoires, et de choses de la vie quotidienne.  Quand la série est exposée à la Maison des femmes vous racontez à Nadine Plateau que «  la plupart des hommes étaient choqués, horrifiés mais pas les femmes qui elles appréciaient“*. Vous refuserez catégoriquement  de rentrer vos œuvres dans la case des féministes militantes et engagées bien que vous vous qualifiez de féministe.

Quand je tombe par hasard sur ce film surréaliste réalisé en 2010 par Violaine de Villers, je reste sans voix. On y voit vos Poupées Poubelles pourvues cette fois d’un buste mais toutes démunies de têtes. Elles sont assises dans une église à la musique grandiose et inquiétante. On pourrait y voir votre histoire, l’Histoire, votre intimité de femme, des femmes, la destruction, la guerre, la maternité, l’absence, la disparition et la mort. Cette installation est somptueuse et poignante. À regarder absolument ici https://base.centre-simone-de-beauvoir.com/DIAZ-510-1174-0-0.html

Arrivent les années quatre-vingt, où l’on voit des installations reliées à l’enfance avec des chaises hautes, des bébés en celluloïd, etc. Et puis en 1982, cette installation qui noue la gorge. Intitulée “Le départ“ elle se compose d’un landau sombre en métal typique des années quarante posé sur une échelle à même le sol donnant l’illusion troublante d’un chemin de fer ; sur le mur deux cadres suspendus contenant l’un, le portrait d’une femme, l’autre les horaires de train. Le lien à la Shoah est évident. Bien que vous n’aimez pas que l’on enferme vos œuvres dans ce traumatisme, vous acceptez pour cette pièce-ci la référence.

Marianne Berenhaut, Vie Privée, Le départ, 1982, installation, Centre Wallonie Bruxelles de Paris

Quand je fais des choses, ce qui sort n’est pas pré-établi… je ne veux pas délibérément représenter la Shoah, pas du tout.“* L’inconscient, cette terrible inconscience qui travaille  derrière votre dos … Et pourtant vous êtes indestructible. 

À partir des années nonante, Nadine Plateau vous fait remarquer que vous introduisez des éléments nouveaux vous lui répondez que “ {votre} langage plastique dépend de ce que {vous} trouvez“*.  Car vous chinez , vous accumulez énormément d’objets, de vêtements, de détritus. Vos installations se composent d’armoires, de chaises, de tables, de bureaux, de tiroirs, et de cette installation extraordinaire de machines à écrire noires d’un autre temps, délabrées, défoncées, intitulée “En rang“. Comme si votre thème se rapprochait sans le vouloir  de la bureaucratie ou de l’archivage.

Marianne Berenhaut, Vie Privée, En rang, 1992, 35x160x325 cm, MAC’s Grand Hornu

Au début des années 2000 vous parlez d’avantage de la femme que vous êtes. Les œuvres se veulent plus sensuelles ( Le Lit) plus séductrices avec la notion de la vieillesse aussi (Est-ce qu’ils me reconnaitra ?). Parfois vous repartez vers des mises en scène des années précédentes, comme cette majestueuse procession de gants bleus de travail posés en deux rangs sur le sol. Ce sont pour vous des gens qui avancent en toute liberté* ( Le long du bleu, 2016)

Marianne Berenhaut, Le long du bleu, 2016, gants en latex, 160X30X5 cm, Courtesy of Marianne Berenhaut Foundation

Mais plus les années avancent plus vous décidez d’aller “ vers un travail plus radical… avec moins de loque, moins de bazar comme {votre} pièce Petite Violence ( 2014), une bêche avec une petite chaussure“*.

Marianne Berenhaut, Petite violence, 2014, chaussons d’enfants et pelle à béton, 16x45x150cm, Centre Wallonie Bruxelles à Paris.

Changement de cap

Mais aussi vers des œuvres plus légères. C’est ce que l’on découvre chez Island avec trois petites pièces murales toute gaiement colorées à base d’élastiques, de trombones, de tricots macramés dans le fer ( Untitled, (wall drawing); Untitled II (wall drawing) ; Lacing). Dans un coin, le sensuel “Pas de danse“ composé d’un embauchoir marron sur lequel une chaussure à talon fuchsia est posé, peut-être un hommage à votre regretté mari Jacques, peut-être un souvenir avant votre terrible accident, avant de boiter. Deux grandes installations chacune au centre des deux pièces : un portant sur lequel est accroché un petit gilet, des gants de nourrisson, de la laine, un sachet de thé , une boule de sapin de Noël. Tout y est si doux si apaisant  et pourtant j’y vois l’absence, l’invisible, le fantomatique, le manque ( “Suspendu“). Enfin, le drôle “ Too big for the bin“ une chaise en déséquilibre dans une poubelle en métal usagé beaucoup trop petite. Cette exposition montre une facette de vous que l’on connait moins, la douceur,  l’humour, les couleurs.

Mais je ne cesse de m’interroger sur cette obsession qui est la vôtre d’accumuler tant d’objets, de brols, de détritus que vous collectez massivement mais aussi de cette nécessité viscérale de créer, de “ faire“. Les histoires que vous vous racontez seulement après l’installation achevée.  C’est probablement votre inconscient qui vous guide dans le choix aussi bien des associations que des objets, des objets que vous appelez d’ailleurs vos “personnages“…  vous les humanisez à votre façon; ces détritus auxquels vous redonnez vie, je pense  sincèrement que c’est votre manière de survivre. Votre  art est votre survie.

Votre travail me hante chère Marianne, je souhaite que le monde fasse votre connaissance. Vous êtes une artiste brute, hors-catégorie, incasable, vous êtes extra-ordinaire, peut-être même trop avant-gardiste. Pour finir, j’emprunte à Nadine Plateau la parfaite épigraphe qu’elle a choisi dans “ Conversation“ :

“ C’est avec des débris qu’on fait une vie. Une œuvre.“* (Françoise Collin)

Mélanie Huchet, le 17 juin 2020, Bruxelles

Bits & Pieces – Marianne Berenhaut, solo show
Until 27th of june
À découvrir chez lsland le merveilleux livre “ Marianne Berenhaut, Conversation avec Nadine Plateau, 2018, Édition Tandem.

*citations tirées du livre sus-mentionné

http://www.islandisland.be/

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