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Le Kevin de Lionel Shriver devient « iconique », du nom adopté par J’ai lu pour mettre en évidence, grâce aussi à une charte graphique qui rend les couvertures très reconnaissables, quelques « livres singuliers, inclassables, qui ont en commun d'avoir marqué leur époque », comme le dit la présentation de la série. On y trouve actuellement, avant une deuxième vague annoncée pour octobre, 37°2 le matin, de Philippe Djian, Rapport sur moi, de Grégoire Bouillier, Racines, d’Alex Haley, et, donc, Il faut qu’on parle de Kevin, de Lionel Shriver. Les faits divers sont inépuisables. On en croit en avoir fait le tour, et il reste un angle inédit à explorer. Ce que Lionel Shriver réalise avec une étourdissante puissance romanesque dans son septième roman, le premier à être traduit en français – et qui donne envie de lire les six autres pour comprendre comment et pourquoi ils ont restés ignorés jusqu’à présent. Inspiré, nous dit l’éditeur, par le massacre de Columbine au cours duquel deux adolescents ont tué douze lycéens et un professeur, Il faut qu’on parle de Kevin repose aussi sur une tuerie dans une école. Mais une autre, imaginaire, et située le 8 avril 1999, douze jours avant le drame qui allait pousser Michael Moore à réaliser Bowling for Columbine, son film contre l’omniprésence des armes à feu aux Etats-Unis. Kevin, le meurtrier, dira d’ailleurs que les jeunes assassins de Columbine sont des imitateurs… Tout le cynisme d’un personnage qui déteste froidement le monde entier est dans cette remarque, préparée par seize années rigoureuses pendant lesquelles Kevin semble avoir été l’incarnation du mal, comme sa mère l’a compris bien avant 1999, disant de lui qu’il est « un petit garçon méchant et dangereux ». L’angle sous lequel Lionel Shriver aborde son sujet, c’est elle, la mère, Eva. Peut-on avoir engendré un monstre et se regarder encore en face ? Dans de longues lettres adressées à son mari qui n’est plus là – il faudra attendre la fin pour comprendre pourquoi, mais le couple était miné par la présence de Kevin –, Eva retrace l’ensemble d’un parcours devenu pénible dès la naissance de leur premier enfant. Tout avait en effet très mal commencé : refusant de prendre le sein, hurlant pendant des heures jusqu’au retour de son père, le bébé était déjà insupportable. Cela arrive. Il arrive aussi que la mère craque et sente monter des poussées de haine contre ce petit être qu’elle a voulu mais dont elle n’imaginait pas à quel point il allait perturber sa vie. Créatrice de guides de voyages pour routards, Eva a vécu à toute allure, sautant d’un pays à l’autre, et ne rencontrant Franklin que la trentaine entamée. Sa réussite est complète, elle est riche, elle a tout pour être heureuse. Sauf un enfant, la véritable aventure en comparaison de déplacements au cours desquels elle trouve à peu près partout la même chose. Elle ne s’attendait pas à pénétrer sur un territoire à ce point inconnu qu’il en deviendrait effrayant. Doté d’une intelligence remarquable, Kevin paraît l’utiliser surtout contre sa mère. Il est vrai qu’elle est seule, dans le couple, à mesurer l’étendue de la haine qui l’habite. Tandis que Franklin lui trouve bien des qualités et toutes les excuses, même dans ses « exploits » les plus violents. Lorsque Celia, leur fille plus jeune, perd un œil mis en contact avec un produit acide, Franklin accuse son épouse de ne pas l’avoir rangé, contre toute vraisemblance. Et n’imagine pas un instant que Kevin, son ange sombre mais doué, ait pu torturer sa sœur. L’imagination, Kevin en possède à revendre. Il faut voir, même si cela fait peur, avec quel sens de l’organisation il va monter la petite réunion au cours de laquelle ses victimes désignées seront à portée de flèches d’arbalète. Eva remet tous les morceaux du puzzle en place, comme quand elle avait tapissé son bureau de cartes du monde entier – que Kevin s’était empressé d’arroser d’encre. A défaut d’elle-même, elle regarde au moins la vérité en face. Pour découvrir qu’elle est toujours la mère du monstre et que, malgré tout, l’amour n’a pas été complètement détruit.